Shaykh Al-Albānī et le jeûne du samedi

 

Certaines questions juridiques, bien que les avis des savants à leur sujet aient été largement traduits et diffusés, continuent de susciter interrogations, débats, voire parfois des discordes.

Parmi elles figure celle du jeûne surérogatoire accompli un samedi, en particulier lorsqu’il coïncide avec un jour méritoire tel que ʿArafāt ou ʿĀshūrāʾ. Ce débat revient régulièrement dans les milieux francophones, notamment en lien avec l’avis du grand savant du hadith, Shaykh al-Albānī – qu’Allāh lui fasse miséricorde –, qui s’est prononcé de manière explicite sur l’interdiction de jeûner le samedi à titre surérogatoire, même lorsqu’il correspond à un jour méritoire ou qu’il est associé au jeûne d’un autre jour (le vendredi ou le dimanche).

Ce modeste article n’a toutefois pas pour ambition de clore un débat juridique, ni de prétendre trancher une divergence ancienne entre gens de science, ni encore de déterminer quel avis est prépondérant – cela revient à ceux qui en ont la compétence, les savants. Il vise simplement à clarifier, sans esprit polémique, la position de Shaykh al-Albānī, et à corriger certaines erreurs qui circulent à son sujet, dans l’espoir d’éviter tout malentendu ou dérive.

 

Le respect dû aux savants, même en cas de divergence

Mais avant d’entrer dans le sujet, il convient de rappeler un principe fondamental : le respect dû aux savants. En effet, lorsqu’on aborde des divergences juridiques, il ne faut jamais perdre de vue la considération et la déférence que méritent les gens de science, en particulier lorsqu’il s’agit de savants reconnus pour leur piété, leur rigueur et leur attachement au service de la Sunnah.

Aussi, Shaykh al-Albānī figure parmi les grands savants du hadith de notre époque. Il s’est distingué par sa profonde connaissance des textes, sa rigueur méthodologique dans l’analyse des chaînes de transmission, sa défense constante de la religion et son combat contre les innovations et les récits faibles. Ses œuvres ont bénéficié à des générations de chercheurs, d’étudiants et de prédicateurs à travers le monde.

Il est donc inacceptable de discréditer sa personne ou de remettre en cause son intégrité sous prétexte de ne pas partager un de ses avis. La réfutation d’un point de vue ne doit jamais se transformer en attaque contre la personne. Bien au contraire : plus le savant est éminent, plus la retenue, la justesse et la loyauté dans les propos sont requises.

Ce principe fondamental impose à chacun de juger les avis à l’aune des preuves valables et des règles établies par les fondements de la science, tout en conservant estime et respect pour ceux qui les ont formulés, surtout lorsque leur sincérité, leur science et leur crainte d’Allah sont reconnues.

 

Le hadith sur lequel repose l’avis de Shaykh al-Albānī

Après avoir rappelé cela, il convient maintenant d’aborder la base textuelle sur laquelle s’est appuyé Shaykh al-Albānī concernant l’interdiction absolue du jeûne surérogatoire accompli un samedi.

Il fonde son avis sur le hadith de Aṣ-Ṣammāʾ bint Busr, qui rapporte que le Prophète a dit : « Ne jeûnez pas le samedi, sauf dans ce qui vous est rendu obligatoire. Et si l’un de vous ne trouve rien d’autre qu’un morceau d’écorce de raisin ou un bâton d’arbre, qu’il le mâche. »(1)

Ce hadith, bien que critiqué par certains spécialistes du hadith, est considéré comme authentique par Shaykh al-Albānī.(2)

 

L’explication de Shaykh al-Albānī

Malgré les réserves exprimées par plusieurs imams anciens et contemporains, Shaykh al-Albānī affirme que ce hadith est solide, tant dans sa chaîne de transmission que dans son contenu, et qu’il ne saurait être écarté au profit d’arguments généraux ou d’analogies. Pour lui, l’interdiction qu’il contient est explicite et renforcée par l’insistance du Prophète , qui recommande même de mâcher un objet — aussi insignifiant soit-il — afin d’éviter le jeûne du samedi. Selon lui, les critiques formulées à l’encontre de ce hadith reposent davantage sur des préférences juridiques que sur des fondements méthodologiques rigoureux.

Il rejette par ailleurs l’idée que cette interdiction concernerait uniquement le jeûne isolé du samedi. À ses yeux, le texte prophétique est absolu : le fait de jeûner un jour supplémentaire avant ou après ne change rien à l’interdiction, puisque rien dans le hadith n’indique une telle exception. Introduire cette condition reviendrait à restreindre un texte sans preuve.

Certains avancent que l’exception admise pour le vendredi — où il est permis de jeûner en le couplant à un autre jour — pourrait s’appliquer au samedi. Shaykh al-Albānī réfute cela, en s’appuyant sur le principe juridique : « En cas de conflit apparent entre une interdiction et une autorisation, l’interdiction prévaut. »(3) Ainsi, même si un texte pouvait suggérer une permission de jeûner le samedi avec un autre jour, il resterait subordonné à cette interdiction claire, à moins d’une preuve explicite contraire.

Enfin, le Shaykh ne voit pas de contradiction entre cette interdiction du samedi et les mérites connus de certains jours comme ʿĀshūrāʾ ou ʿArafāt. Il souligne que, bien que ces jours soient recommandés, aucun texte n’impose de les jeûner lorsqu’ils tombent un samedi. La base reste donc pour lui l’interdiction, sauf dans les cas où le jeûne est obligatoire, comme un jour de Ramaḍān ou un vœu.

 

Un avis fondé, non pas shādh (isolé ou marginal)

Au regard de ce qui précède, il est ainsi injuste et scientifiquement incorrect de qualifier l’avis de Shaykh al-Albānī de shādh, comme on peut parfois l’entendre. En effet, un avis ne devient pas marginal du simple fait qu’il soit minoritaire. Ce qui compte en matière de divergence, c’est la solidité des preuves mobilisées, la cohérence méthodologique et l’enracinement dans les règles établies de la jurisprudence et de la science du hadith.

Le grand imām Ibn al-Qayyim a d’ailleurs précisé que le véritable avis shādh est celui qui ne repose sur aucun texte ni principe reconnu, même s’il est largement diffusé. Quant à l’avis fondé sur le Livre et la Sunna, il reste valable même s’il est porté par un seul savant. Shaykh al-Albānī lui-même rappelait que l’ijtihād sincère fondé sur des preuves reste légitime, même à contre-courant de la majorité, tant qu’il n’y a pas consensus clair. Il écrit clairement : « L’avis shādh est celui qui n’a aucun appui dans le Livre d’Allāh ni la Sunnah de Son Messager , même s’il est suivi par la majorité. Mais un avis fondé sur une preuve authentique ne peut être considéré comme isolé, même si celui qui le soutient est seul. »(4)

Shaykh al-Albānī lui-même rappelle qu’un avis divergent, soutenu par un texte valide, ne devient pas problématique du seul fait qu’il soit contraire à la majorité. Il précise que seule l’unanimité (ijmāʿ) reconnue impose une obligation de suivre, mais qu’en cas de divergence, la référence demeure le Livre d’Allah et la Sunnah.(5)

De ce fait, l’avis de Shaykh repose sur :

. un hadith explicite jugé authentique, au moins, par certains, . et des règles de jurisprudence établies.

Dans ce cadre, l’avis de Shaykh est un ijtihād respectable, qui s’inscrit dans la tradition du débat scientifique entre les savants de la Sunnah.

 

Une accusation injuste : prétendre qu’il est seul dans l’histoire

Dans la continuité de ce qui précède, il est également inexact de prétendre que Shaykh al-Albānī serait le premier à interdire le jeûne surérogatoire du samedi, ou qu’il n’aurait aucun prédécesseur en quatorze siècles. Ce type d’accusation trahit une méconnaissance des sources.

En réalité, il a été rapporté que plusieurs grandes figures des premières générations auraient précédé cet avis. L’imām Badr al-Dīn al-ʿAynī (m. 855 H) a dit : « Abū Jaʿfar a dit : « Un groupe de gens s’est appuyé sur ce ḥadīth et a considéré le jeûne volontaire du samedi comme réprouvé. » Il entend par ces gens : Mujāhid, Ṭāwūs ibn Kaysān, Ibrāhīm et Khālid ibn Maʿdān, car ils considéraient le jeûne volontaire du samedi comme réprouvé. »(6)

De plus, il faut rappeler que dans le langage des salaf et des anciens fuqahāʾ, en particulier chez les ḥanafites, le terme makrūh signifie souvent ḥarām (interdit), sauf précision contraire. Shaykh al-Islām Ibn Taymiyyah a dit : « Le terme karāha (réprobation) dans les propos des Salafs désigne souvent, et majoritairement, l’interdiction (taḥrīm). »(7) Et l’imām Ibn al-Qayyim a dit : « Les Salafs utilisaient le mot karāha dans le sens dans lequel il est employé dans le Qurʾān et la Sunnah. Mais les savants postérieurs ont établi une convention en réservant le mot karāha à ce qui n’est pas interdit. »(8)

Ce sens est d’ailleurs attesté dans le Qurʾān, dans le verset :

Ne vous approchez pas de la fornication… Ne tuez pas l’âme qu’Allāh a rendue sacrée… Ne vous approchez pas des biens de l’orphelin… Ne marche pas sur terre avec orgueil… Tout cela, le mal qu’il contient est réprouvé auprès de ton Seigneur. ﴿(9)

Or, tous les actes cités dans ce passage sont formellement interdits (comme la fornication, le meurtre, l’usurpation des biens de l’orphelin, ou l’arrogance), bien qu’ils soient qualifiés ici de makrūh.

Il apparaît donc clairement que l’avis de Shaykh al-Albānī n’est pas une nouveauté, mais s’inscrit dans un héritage réel. Il ne fait que prolonger et structurer un avis antérieur, à partir d’un effort critique, fondé sur une méthode rigoureuse et des principes reconnus.

 

Des avis sans précédents devenus références

De plus, l’histoire du fiqh montre que certains avis, d’abord sans précédent, se sont imposés en raison de la force de leur argumentation.

Un exemple marquant concerne le nombre de khuṭbah (sermons) de la prière du ʿĪd. Les salaf ont unanimement suivi l’avis selon lequel il s’agit de deux sermons (khuṭbatān). Aucun n’a affirmé qu’il n’y en avait qu’un seul, et aucun texte explicite ne l’établit. Les quatre écoles juridiques – ḥanafite, mālikite, shāfiʿite et ḥanbalite – s’accordent sur ce point, certains parlant même de consensus. Cette position s’appuie notamment sur l’analogie avec la khuṭbah du vendredi et la pratique habituelle du Prophète .

Pourtant, plusieurs savants contemporains ont défendu l’avis d’un seul sermon, tels que Shaykh Ibn ʿUthaymīn(10), Shaykh al-Albānī(11), Shaykh Muqbil al-Wādiʿī, et avant eux al-Ṣanʿānī(12) – ont soutenu l’avis d’un seul sermon, sans que cela ne remette en cause leur attachement aux salaf. Leur avis n’a pas été rejeté sous prétexte d’absence de précédent. Cela montre que la nouveauté d’un avis ne suffit pas à l’écarter, dès lors qu’il repose sur des preuves solides et une méthodologie fondée.

Shaykh Muqbil fut interrogé sur l’existence d’un salaf ayant défendu cet avis. Il répondit : « Il est vrai que les savants mentionnent dans leurs ouvrages qu’il s’agit de deux sermons. Mais où est la preuve ? J’ai même été étonné d’Abū Muḥammad Ibn Ḥazm – qu’Allāh lui fasse miséricorde – car, selon son habitude, il énumère les règles au début de chaque chapitre, et il a dit : « Il prononce deux sermons », tout comme il m’a été rapporté d’Ibn Khuzaymah. Je ne connais personne, à part al-Ṣanʿānī dans Subul al-Salām, qui ait dit qu’il n’y avait qu’un seul sermon. Mais les preuves ne mentionnent pas deux sermons. Si quelqu’un dit : « Dans les hadiths, il est rapporté que le Prophète prononçait le sermon du vendredi », alors on lui répond : si on avait uniquement ce hadith sur le sermon du vendredi, on aurait dit qu’il s’agit d’un seul sermon. Cependant, il est rapporté de ʿAbd Allāh ibn ʿUmar dans le Ṣaḥīḥ de al-Bukhārī que le Prophète prononçait deux sermons. Et il est rapporté de Jābir ibn Samurah dans Muslim que le Prophète a prononcé un sermon debout, puis s’est assis, puis s’est levé et a de nouveau prêché. Ces deux hadiths authentiques concernent bien le sermon du vendredi, et indiquent clairement qu’il s’agissait de deux sermons. Et Allāh est Celui dont l’aide est recherchée. »(13)

Cela confirme que la validité d’un avis ne dépend ni de sa date ni de sa popularité, mais de ses preuves. Rejeter l’opinion de Shaykh al-Albānī – ou de tout autre savant – au seul motif qu’elle serait tardive, revient à limiter injustement l’ijtihād, ce que ni la raison, ni la tradition islamique ne permettent.

 

Une parole pesée et une transmission loyale

Au terme de cette clarification, il apparaît clairement que l’avis de Shaykh al-Albānī – qu’Allāh lui fasse miséricorde – ne peut être rejeté au motif de son caractère minoritaire ou prétendument inédit. Fondé sur un texte explicite et défendu par une argumentation rigoureuse, il mérite d’être traité avec justice, sans excès ni dénigrement.

Cela ne signifie pas qu’il faille imposer cet avis ou prétendre qu’il tranche définitivement la question. Ce rappel n’a d’autre but que de rétablir la vérité sur la position du Shaykh, souvent caricaturée ou écartée sans examen loyal. Il invite à plus de rigueur, de respect et de fraternité dans la divergence.

Les débats d’ijtihād ne doivent pas devenir des causes de rupture, mais des occasions d’apprendre et d’élever le niveau de notre discours. Que chacun avance avec humilité, en défendant ce qu’il pense juste sans injustice envers ceux qui, avec sincérité, suivent une autre voie.

 

Qu’Allāh nous accorde la compréhension juste, la sagesse dans les actes, la droiture dans la croyance, et la miséricorde dans le comportement.

Qu’Il fasse de nous des clés pour le bien, des causes de guidée pour Ses serviteurs, et des soutiens fidèles à la Sunnah de Son Prophète .

Et qu’Il nous accorde, par Sa grâce, la connaissance, le suivi et la mise en pratique de la Sunnah authentique de notre Prophète Muḥammed  et qu’Il fasse de nous ceux à propos desquels le Messager d’Allah  a dit « Celui qui montre un bien a la même récompense que celui qui l’a fait. »(14)

 

Écrit par l’humble serviteur cherchant la miséricorde et le pardon de son Seigneur :

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1 : Rapporté par Aḥmad (n°: 17686), Ibn Mājah (n°: 1726), Abū Dāwūd (n°: 2421), Al-Tirmidhī (n°: 744), Al-Dārimī (n°: 1749), ʿAbd ibn Ḥumayd (n°: 508), Al-Nasāʾī (n°: 2760, 2763, 2764, 2765, 2767, 2768, 2769, 2771), dans « al-Sunan al-Kubrā » (n°: 2759, 2763, 2764, 2776), Ibn Khuzaymah (n°: 2163, 2164), Ibn Ḥibbān (n°: 3615), Al-Ṭabarānī (n°: 818, 819, 820, 821, 822, 1191) dans « musnād al-Shāmiyyin » (n°: 1875), Al-Ḥākim (n°: 1612), al-Bayhaqī (n° 8569, 8570), Al-Baghāwī (n°: 1806).

2 : Al-Ghalīl (n° 960), Silsilat al-Aḥādīth al-Ṣaḥīḥa, v. 1, p. 446, et Tamām al-Minnah, p. 405

3 : Al-Ashbāh wa al-Naẓāʾir, p. 60

4 : Al-Furūsiyya al-Muḥammadiyya, v. 1, p. 239

5 : Taʿlīq Aqīdah al‑Ṭaḥāwīyyah, p. 34

6 : Nukhb al-afkār fī tanqīḥ mabānī al-akhbār fī sharḥ maʿānī al-āthār,  v. 8, p. 433

7 : Majmūʿ al-Fatāwā, v. 32, p. 241

8 : Iʿlām al-Muwaqqiʿīn, v. 1, p. 34

9 : Al-Isrāʾ : 38

10 : Majmūʿ Fatāwā, v. 16, p. 248

11 : Hal li-l-ʿīd khuṭbatān am khuṭba wāḥida ?

12 : Subul al-Salām, v. 2, p. 493

13 : https://www.muqbel.net/fatwa.php?fatwa_id=2715

14 : Muslim (n°: 1944)