﷽
« Allah n’a jamais encouragé les serviteurs à une chose sans que Shayṭān ne vienne y semer deux pièges. Il ne se soucie pas duquel il emporte la victoire : soit l’exagération, soit la négligence. »(1)
Après avoir dénoncé les méfaits du tamyīʿ, il est essentiel d’exposer son opposé : le ghuluw dans le tajrīḥ — cette exagération dans la mise en garde qui, sous couvert de rigueur, engendre injustice, confusion et division. Là où le tamyīʿ affaiblit les fondements par excès de souplesse, le ghuluw détruit l’unité par excès de dureté. Or, le juste milieu salafī rejette ces deux extrêmes.
Cette dérive se dissimule sous des appels à la clarté, cite les savants de la Sunnah, brandit les slogans du manhaj salafī, mais en trahit l’esprit. Certains, y compris dans la daʿwah ou l’enseignement, transforment la mise en garde en arme de guerre contre quiconque diverge de leur avis, même lorsqu’il s’appuie sur des savants reconnus. Ils érigent des erreurs isolées ou des silences prudents en cause d’exclusion, sans preuve claire ni souci des conséquences.
Pourtant, les savants ont été clairs : on ne fait pas sortir une personne de la salafiyyah pour une simple erreur ou une divergence secondaire. L’exclusion ne se justifie que lorsqu’un fondement du manhaj ou de la religion est contredit, que la preuve lui a été clairement établie, qu’elle persiste délibérément dans son erreur, ou encore lorsqu’elle érige un sujet secondaire en critère d’alliance et de rupture, ce qui constitue en soi une déviation méthodologique(2).
Ce ghuluw méthodologique — souvent inspiré des ambiguïtés ḥadādiyyah — manipule les paroles des savants, juge sans science, et vise même des salafīs connus pour leur loyauté au manhaj salafī. C’est une déformation, non un excès de zèle anodin.
Cet article ne défend aucune personne en particulier, ne tranche pas dans une polémique précise, et ne relativise pas la légitimité du tajrīḥ salafī — déjà expliquée ailleurs(3). Il vise simplement à alerter sur un mal discret mais destructeur : le ghuluw, ses dérives, ses fruits amers, et la trahison silencieuse du juste milieu.
Car au lieu d’éclairer les cœurs, ce déséquilibre les obscurcit. Il fragilise la daʿwah, désunit les musulmans, et transforme la clarté en outil d’exclusion.
Notre objectif est donc clair : dénoncer ces excès injustes et appeler à une réforme sincère, fondée sur la science, la justice, et la crainte d’Allah — afin de préserver le manhaj salafī dans son authenticité.
D’où vient le ghuluw ? Deux racines profondes
Pour comprendre le fléau du ghuluw dans les mises en garde, il faut en identifier les racines. Car ce phénomène ne surgit pas sans cause : il résulte de dérèglements profonds, aussi bien doctrinaux que méthodologiques, qui alimentent les excès et produisent des injustices manifestes.
Les dévoiler, c’est poser les jalons d’un retour à l’équilibre, à la modération salafiyyah et à la justice que commande la religion.
Deux causes majeures ressortent de l’analyse de ce déséquilibre : elles touchent à la compréhension du manhaj salafī lui-même, et au rapport qu’entretiennent certains avec la science, les savants et les règles du jarḥ wa taʿdīl.
1. Ignorance du manhaj et du jarḥ wa taʿdīl
La première cause – et sans doute la plus répandue – réside dans une ignorance profonde des fondements du manhaj salafī, et en particulier des règles encadrant la science du jarḥ wa taʿdīl.
Nombre de ceux qui se réclament aujourd’hui de la rigueur dans la critique s’avancent pour juger et condamner, sans avoir jamais étudié sérieusement ces disciplines auprès de savants reconnus. Leur connaissance se limite à quelques conditions du tajrīḥ, à des degrés de blâme ou à des catégories de déviance, tirés de lectures isolées, de cours fragmentaires ou de citations mal contextualisées.
Ce déficit méthodologique produit un déséquilibre dangereux : la nuance devient suspecte, la prudence est vue comme faiblesse, et la moindre divergence est assimilée à une trahison. Le manhaj salafī, fondé sur la justice, la science et la clairvoyance, se trouve ainsi détourné en un outil de rejet systématique et de condamnation aveugle.
C’est là une dérive typique de la voie extrémiste et égarée des ḥadādīs : appliquer les principes du tajrīḥ sans science, sans compétence, sans crainte d’Allāh ; émettre des jugements sans preuve fondée, ni nécessité réelle. Cette ignorance devient une source manifeste d’injustice, car celui qui juge sans maîtriser les critères du jugement ne peut qu’errer.
L’histoire du jarḥ wa taʿdīl est celle d’hommes de science, minutieux, et pondérés. Rien à voir avec les zélateurs emportés, dont l’enthousiasme dépasse de loin la rigueur et qui transforment la daʿwah salafiyyah.
2. Quand les incompétents se mêlent de juger
Cette seconde cause découle naturellement de la première : l’ignorance méthodologique pousse des personnes non qualifiées à s’immiscer dans des affaires graves, telles que la mise en garde, la réfutation ou la désignation de l’innovation. Ce phénomène est particulièrement inquiétant aujourd’hui, où beaucoup – notamment parmi les jeunes, voire certains étudiants ou prédicateurs – s’auto-proclament compétents dans ces domaines, sans formation rigoureuse, ni reconnaissance des savants, ni maîtrise des connaissances requises.
Ce qui trouble davantage encore, c’est que ces mêmes personnes, qui martèlent publiquement l’appel à revenir aux savants et se réclament de leurs orientations, s’aventurent pourtant, sans scrupule, dans des sujets méthodologiquement sensibles — sans se référer aux gens de science, ni rapporter leurs propos avec rigueur et fidélité.
Ils émettent des jugements tranchants, avancent des mises en garde, souvent sans besoin réel ni argument solide, sans rigueur ni évaluer les effets. Ils détournent des propos de savants, mal compris et sortis de leur contexte, pour justifier des attaques – parfois même contre des étudiants prêcheurs salafīs, pourtant engagés pour le tawḥīd et la Sunnah.
Se plaçant tristement en avant, armés d’un savoir superficiel, d’une compréhension biaisée et d’une audace inquiétante, ils taxent les autres de : « Ruwaybiḍah », « Mumayyiʿ », « Traîtres de la salafiyyah au service des gens du tamyīʿ », « Il présente de graves manquements dans le manhaj salafī – pour ne pas dire qu’il n’en fait tout simplement pas partie »… sans argument valable, ni démonstration scientifique digne de ce nom.
Pire encore, leur parole incontrôlée s’accompagne parfois de principes inventés et d’une posture arrogante. On les entend déclarer : « Nous étions les seuls à dénoncer untel… », ou encore : « Pensez du bien de ces frères qui osent mettre en garde, prévenir, avertir, orienter, guider, par jalousie pour la religion – et uniquement pour cela. » Des propos creux, enflés d’orgueil, à mille lieues de la retenue et de la rigueur des savants dans leurs mises en garde.
Une telle mentalité trahit un esprit de parti, un autoritarisme méthodologique préoccupant, et un éloignement manifeste des repères des Salaf al-Ṣāliḥ, qui ne s’aventuraient dans ces sujets lourds qu’avec science, scrupule et crainte sincère d’Allah.
Les effets du ghuluw dans la daʿwah
Après avoir identifié certaines des causes profondes du ghuluw, il importe d’en mesurer les conséquences concrètes. Car ces excès ne sont pas sans impact : ils désorientent les jeunes et affaiblissent la daʿwah salafiyyah.
Le ghuluw dans le tajrīḥ ne produit pas seulement de l’injustice envers les individus, il installe une ambiance délétère faite de suspicion, de divisions et de perte de repères. Les effets de cette maladie sont visibles, profonds, et parfois durables. Il convient donc de les exposer avec clarté, afin d’en prendre pleinement conscience et d’en prémunir la communauté.
1. La confusion dans le cœur des jeunes
Le premier effet — sans doute le plus destructeur — est la confusion profonde que le ghuluw dans le tajrīḥ installe dans les cœurs, en particulier chez les jeunes sincèrement attachés au manhaj salafī.
Ces jeunes embrassent cette voie avec sérieux : ils s’efforcent de s’instruire, de suivre les savants, et d’appliquer les enseignements. Mais lorsqu’ils voient les accusations se multiplier, les mises en garde se succéder — sans argument valable, sans nécessité claire, ni respect des conditions connues — leurs repères vacillent.
Ils peinent à comprendre ce qui relève de la vérité ou de l’exagération, de la science ou de l’opinion, de la loyauté au manhaj ou d’un zèle mal orienté.
Ils se demandent alors, désemparés : qui suivre ? Qui croire ? Qui écouter ? Ce climat trouble installe une instabilité intérieure et une peur constante de mal faire ou de mal suivre.
Certains jeunes finissent ainsi par se détourner complètement de la daʿwah salafiyyah, pensant qu’elle n’est qu’un terrain d’affrontements, d’exclusions et de querelles. D’autres se replient sur un petit groupe fermé, refusant d’écouter quiconque en dehors de leur cercle, par crainte de tomber dans l’erreur. D’autres encore, dans un mimétisme malheureux, deviennent à leur tour des vecteurs de ce déséquilibre, adoptant le ton, les jugements et les slogans des exagérateurs emportés, pensant défendre la vérité alors qu’ils la desservent.
2. La division entre les salafīs
Le second effet — tout aussi préoccupant — est la division profonde et persistante que le ghuluw dans le tajrīḥ provoque au sein même des salafīs. Là où il devrait y avoir entraide, conseil sincère et fraternité dans la vérité, s’installe un climat de parti, de suspicion, et de surveillance. L’ambiance n’est plus à l’édification collective, mais à la méfiance généralisée.
Celui qui refuse une mise en garde non étayée devient suspect. Celui qui ose demander des preuves passe pour un allié des gens de l’innovation. Celui qui garde le silence dans une affaire complexe est taxé de compromission ou de position ambigüe. Cette mentalité manichéenne ne laisse plus de place à l’effort sincère de compréhension, ni même aux divergences tolérées par les savants dans des questions de jugement.
Ce ghuluw a semé des fractures durables dans les rangs salafīs, parfois irréversibles. Des cercles de prêche ont été éclatés, des étudiants ont été isolés ou marginalisés sans fondement clair. Ce qui devait être une daʿwah unie autour du tawḥīd, de la Sunnah et de la science devient un espace de clans et de rivalités cachées sous des apparences de zèle religieux.
Le plus grave, c’est que cette fracture affaiblit l’ensemble du corps salafī et profite aux véritables ennemis de la daʿwah. Ceux qui haïssent la vérité se réjouissent de voir ses défenseurs s’entredéchirer.
Ainsi, le ghuluw, sous prétexte de rigueur, introduit une logique de division contraire à l’esprit même du manhaj salafī, qui appelle à la clarté dans les fondements, à la sagesse dans les divergences, et à la fraternité entre ceux qui portent le même étendard de la vérité.
3. La perte de confiance dans les mises en garde
Le troisième effet — plus insidieux, mais tout aussi grave — est le discrédit que le ghuluw jette sur les mises en garde justes et légitimes. À force d’exagération, de précipitation et d’injustice, le tajrīḥ perd de sa crédibilité dans l’esprit de nombreuses personnes. Ce qui devait être un outil de préservation de la religion, fondé sur la science, l’équité et la crainte d’Allah, devient pour beaucoup un symbole de polémique, de zèle désordonné, voire d’oppression.
Beaucoup finissent par se méfier des mises en garde, même lorsqu’elles émanent des personnes compétentes et reposent sur des preuves claires. Ils ont vu trop de cas où des étudiants, ou de simples suiveurs, se sont approprié la critique sans science, ont exagéré des erreurs, ont manqué de précision, ou ont détourné des paroles de savants pour accuser injustement. Lassés par ce climat, certains choisissent de tout ignorer, par prudence ou par dégoût.
Le résultat est préoccupant : des déviants notoires ou des prêcheurs réellement dangereux sont parfois encore plus écoutés à cause d’une fatigue causée par la confusion ambiante. Le ghuluw produit alors l’inverse de ce qu’il prétend défendre : au lieu de renforcer la vigilance et la rigueur, il désensibilise les cœurs et brouille la frontière entre les mises en garde fondées et les dérives excessives.
Ce phénomène affaiblit profondément la daʿwah salafiyyah. Il empêche la transmission saine des conseils protecteurs, et donne aux ennemis du manhaj salafī un prétexte pour rejeter en bloc toute forme de critique, en se servant justement des abus pour délégitimer même les mises en garde fondées. Ceux qui ont contribué à ce chaos — par leur légèreté, leur précipitation ou leur absence de scrupule — portent une part de responsabilité majeure dans ce discrédit.
Rejeter toute mise en garde : une injustice opposée
Si l’exagération dans le tajrīḥ constitue un fléau bien réel, il serait tout aussi injuste de sombrer dans l’excès inverse : rejeter systématiquement toute mise en garde, ou accuser de ghuluw — voire de ḥadādī — toute personne qui met en garde. Cette réaction disproportionnée trahit un manque d’équité, pourtant au cœur du manhaj salafī.
Il arrive que certaines mises en garde soient justes, précises, argumentées, et validées par des savants reconnus. Les rejeter en bloc, par principe ou par aversion du concept même de tajrīḥ, revient à nier un outil légitime de préservation de la religion. Pire encore, certains vont jusqu’à taxer de ḥadādī les étudiants et prêcheurs qui, pourtant, s’en tiennent aux règles de science, rapportent fidèlement les paroles des savants et s’efforcent d’agir avec équilibre.
Un tel comportement relève soit d’un manque de discernement, soit d’un parti pris. Car de la même manière qu’il est injuste d’accuser à la légère de tamyīʿ, il est tout aussi injuste de crier au ghuluw dès qu’un frère met en garde, alerte ou exprime une position claire et argumentée face à un écart préoccupant.
Le manhaj salafī est fondé sur la justice, non sur les réactions émotives ou les jugements à l’aveugle. Il n’impose ni la neutralité face aux erreurs manifestes, ni le silence face à ceux qui s’éloignent de la vérité. Mais il n’autorise pas non plus les accusations infondées ou les mises en garde dépourvues de preuves.
Rejeter toute mise en garde sincère sous prétexte de combattre le ghuluw, c’est ouvrir la voie à une mollesse dangereuse, qui finit par confondre la fermeté méthodologique avec l’extrémisme. Ce qui est requis, c’est une évaluation juste, fondée sur les preuves, les conditions de validité, et l’avis des savants. Ni rejet systématique, ni adhésion aveugle : mais mesure, équilibre, et loyauté envers la vérité.
Revenir à l’équilibre des Salaf : science, justice et clarté
Pour finir, ce n’est ni la mise en garde qui est blâmable, ni la fermeté qui est excessive — c’est l’abus et la précipitation qui en ont déformé le sens.
Le ghuluw est une déviation insidieuse, qui se pare du langage de la clarté mais trahit l’esprit de justice. Il trouble les cœurs, divise les rangs, et ruine la crédibilité d’un principe établi du manhaj salafī.
Revenir à l’équilibre salafī, c’est restaurer la gravité de la mise en garde, la soumettre à ses règles, et en faire un outil de protection — non une arme de destruction.
Car la vérité ne triomphe ni par les excès, ni par les slogans, mais par la science, la sagesse et la crainte d’Allah.
Ce n’est pas la mise en garde qui abîme la daʿwah, mais l’injustice dans son usage. Et ce ne sont pas les savants qu’il faut craindre, mais ceux qui parlent en leur nom… sans en avoir ni la science, ni la méthode.
Et comme l’a si justement rappelé Shaykh Rabī : « La Salafiyyah a besoin de personnes saines d’esprit, de personnes pleines de clémence, de sagesse, et avant cela de personnes dotées de science. Car si ces qualités ne se retrouvent pas chez les salafīs, où allons-nous retrouver cette Salafiyyah ? Elle se perdra. »(4)
Que cette parole soit pour nous un rappel : la Salafiyyah se protège par la science, se propage par la sagesse, et se préserve par la justice.
Demandant à Allah de nous accorder la compréhension juste, la sagesse dans les actes, la droiture dans la croyance, et la miséricorde dans le comportement.
Qu’Il fasse de nous des clés pour le bien, des causes de guidée pour Ses serviteurs, et nous comptes parmi ceux à propos desquels le Messager d’Allah ﷺ a dit « Celui qui montre un bien a la même récompense que celui qui l’a fait. »(5)
Écrit par l’humble serviteur cherchant la miséricorde et le pardon de son Seigneur :
1 : Siyar Aʿlām al-Nubalāʾ, v. 9, p. 2362 : Voir « Jināyat al-Tamyīʿ ʿalā al-Manhaj al-Salafī », p. 49
3 : Voir la série de conférence « Les règles de la réfutation sans laxisme ni exagération » : https://dourous-alsiqili.net/les-regles-de-la-refutation-sans-laxisme-ni-exageration/
4 : Asʾilah Muhimmah ʿala al-Ruqyā wa al-Ruqāt, p. 31
5 : Muslim (n°: 1944)