﷽
« On n’obtient pas la science avec le repos du corps »(1)
Cette exhortation de Yaḥyā ibn Abī Kathīr à son fils est courte, tranchante, et d’une densité qui dépasse les siècles. Elle ne se contente pas de nous inviter à l’effort : elle dessine une philosophie de vie. Elle nous rappelle que la science religieuse n’est pas un loisir que l’on effleure au gré de ses humeurs, mais une ascension exigeante, une montagne dont les sentiers escarpés ne se gravissent qu’avec patience et détermination.
Dans cette quête, il faut accepter de se fatiguer, de sacrifier des soirées, de rompre avec le confort. Nos pieux prédécesseurs savaient que chaque ligne apprise coûtait en sueur, et que chaque mot retenu était arraché au sommeil ou au répit.
Le contraste frappant avec les Salafs
Lorsque l’on met côte à côte notre rapport actuel à la science et celui des premières générations, le contraste saute aux yeux. Pour eux, cette vérité n’était pas une simple réflexion à méditer, mais une réalité vécue au quotidien. Les biographies des grands imams de l’Islam en témoignent abondamment.
L’imam Baqī ibn Makhlad parcourait plus de 5000 kilomètres à pied, depuis l’Andalousie jusqu’à Bagdad, pour aller étudier auprès de l’imam Aḥmad, endurant la faim, le froid et les épreuves du chemin(2).
L’imam Abū al-Walīd Al-Bājī étudiait à la lumière vacillante qui s’échappait des fenêtres, courant d’une fenêtre à l’autre dès qu’une lumière s’éteignait(3).
L’imam Ibn Abī Ḥātim Al-Rāzī passa sept mois en Égypte sans goûter à un seul plat en sauce. Le jour, il allait de shaykh en shaykh ; la nuit, il copiait et comparait les textes. Un jour, il acheta du poisson, mais à peine arrivé chez lui, l’heure du cours d’un autre savant approcha. Malgré la faim, il partit sans le préparer et le laissa ainsi trois jours, se rappelant cette leçon gravée dans sa chair : « On n’obtient pas la science avec le repos du corps »(4).
Leur constance laissait une empreinte durable dans leurs écrits et dans la transmission du savoir, portée par la conviction que le savoir se préserve par des poitrines attentives, non par des supports inanimés.
Si le contexte a changé — nous n’avons plus à marcher des jours pour accéder à un livre —, la nature de l’engagement nécessaire reste identique : la science se donne à ceux qui se donnent entièrement à elle.
L’ère numérique : bénédiction et piège
Les moyens modernes auraient pu devenir un tremplin inégalé pour l’apprentissage : bibliothèques entières dans la poche, milliers de conférences accessibles à toute heure, cours de savants de renom que l’on peut revoir et réécouter à volonté. Pour un étudiant du passé, cela aurait représenté un rêve inimaginable.
Pourtant, cette abondance n’a pas toujours produit l’effet attendu. L’instantanéité de l’accès a modifié notre rapport à la connaissance : on veut tout savoir, tout de suite, et sans la lente préparation qu’exige la véritable assimilation.
Pour les prédécesseurs, la fatigue physique n’était pas un obstacle mais la norme d’un engagement sincère. Aujourd’hui, tristement, on choisit de suivre des cours en ligne depuis notre canapé même quand les savants sont dans notre ville.
Les anciens pouvaient dépenser leurs maigres économies pour acquérir un stylo quand celui-ci ne fonctionnait plus, de peur de perdre une parole précieuse. Nous, il nous arrive d’assister à des cours sans cahier ni stylo, comptant sur la mémoire d’un enregistrement qui, croyons-nous, ne disparaîtra jamais.
Eux relisaient leurs notes, comparaient les versions, tiraient des leçons structurées ; nous, trop souvent, nous nous contentons de saisir quelques mots-clés dans un moteur de recherche et de nous satisfaire d’une réponse immédiate, sans chercher à comprendre le raisonnement qui la fonde.
Le danger est double : dépendance aux supports numériques, qui remplace la mémorisation active par une simple consultation ponctuelle, et perte de profondeur dans la réflexion, car l’effort de compréhension est souvent sacrifié à la rapidité de l’accès. Or, la science est une construction patiente, où chaque brique repose sur une base solide.
De la facilité à la paresse : un glissement insidieux
Ce qui rend cette situation préoccupante, c’est que la transition entre une facilité bien utilisée et une facilité mal employée est presque imperceptible. Au départ, on se réjouit d’avoir accès à un cours enregistré ou à un résumé clair. Mais peu à peu, l’outil devient un substitut à l’effort : on reporte l’écoute, on se contente de lire un résumé au lieu de l’ouvrage complet, on accumule les signets sans les exploiter.
L’imam Ibn ʿUyaynah disait : « La science ne te donnera qu’une partie d’elle-même, tant que tu ne t’es pas entièrement donné à elle. »(5) Cette parole prend tout son sens ici. Elle ne se satisfait pas des restes de notre énergie ni des miettes de notre temps. Elle exige d’être prioritaire, et de recevoir le meilleur de nos heures et de notre concentration.
L’illusion est d’autant plus trompeuse que l’on peut avoir l’impression d’apprendre : notre disque dur est plein de PDF, notre téléphone de fichiers audio, notre navigateur de signets… mais lorsque vient le moment de répondre à une question précise ou de justifier une position, on se rend compte que les fondations sont fragiles. L’effort patient et structuré qui donne du poids à la parole a été remplacé par un savoir éphémère, qui glisse à la surface de l’esprit sans jamais s’y enraciner.
Retrouver la discipline
Face à ce glissement insidieux, il est urgent de replacer l’effort au cœur de l’apprentissage. Les moyens modernes doivent rester des serviteurs de la science, et non ses maîtres.
L’étudiant sérieux ne se contente pas d’écouter un cours en arrière-plan : il y assiste en présentiel lorsqu’il le peut, cahier et stylo en main. Il prend des notes précises, les organise, les relit, les mémorise. Il vérifie les références, compare les sources, et s’applique à retenir les textes fondamentaux — Qurʾān et hadiths — afin de les porter en lui, et non de les confier uniquement à un appareil.
La technologie, bien employée, peut soutenir cet effort. Mais ni Google ni l’Intelligence Artificielle ne remplacent la maîtrise scientifique qui s’acquiert avec la patience dans la répétition, l’humilité devant un enseignant, la concentration dans l’étude, le fait de lire pendant des heures, de vérifier les références et de confronter les sources.
Celui qui accepte de donner à la science l’honneur qui lui revient découvre qu’elle ne se contente pas de remplir sa mémoire : elle façonne son cœur, affine son discernement et renforce sa foi. C’est dans cette fidélité à l’effort que l’on hérite vraiment des pieux prédécesseurs.
Et c’est là que la parole de Yaḥyā ibn Abī Kathīr prend toute sa force : « On n’obtient pas la science avec le repos du corps. »
Mais celui qui se fatigue pour elle goûte au repos de l’âme.
Demandant à Allah – exalté soit-Il – de nous accorder la rectitude, qu’Il fasse de nous des clés ouvrant vers le bien, des causes de guidée pour Ses serviteurs, et qu’Il nous inscrive parmi ceux dont le Messager d’Allah ﷺ a dit : « Celui qui montre un bien a la même récompense que celui qui l’a fait. »(6)
Écrit par l’humble serviteur espérant le pardon de son Seigneur :
1 : Muslim (n°: 612)2 : « Siyar A‘lam al-Nubala’ », v. 13, p. 292
3 : « Tārīkh al-adab al-Andalusī », p. 253
4 : « ʿIlal Ibn Abī Ḥātim », v. 1, p. 162
5 : « Nihāyat al-Maṭlab fī Dirāyat al-Madhhab », p. 606 : Muslim (n°: 1944)