﷽
Il existe aujourd’hui, dans l’espace francophone musulman, une transformation silencieuse que peu prennent le temps de regarder en face. Les ouvrages religieux traduits, autrefois rares et soigneusement choisis, sont devenus une présence constante. Ce qui relevait de l’exception — un petit traité de base, une introduction posée, une explication simple — s’est changé en une abondance continue : livres, commentaires, séries audio, cours filmés, conférences. Partout, sur les étagères comme sur les écrans, apparaissent les noms des grands ouvrages et des savants de référence. Pour beaucoup, ces noms sont devenus familiers, comme s’ils leur avaient toujours appartenu.
Ce phénomène a profondément modifié le paysage religieux francophone. À une époque pas si lointaine, accéder à la science demandait un certain effort. On se tournait vers la langue d’origine, on avançait pas à pas, on savait que certaines portes ne s’ouvrent qu’après d’autres. La connaissance s’inscrivait dans une progression, parfois lente, souvent exigeante, toujours ordonnée. La personne qui cherchait à apprendre ne choisissait pas seulement quoi lire ou qui écouter : elle se situait. Elle marchait, elle comprenait qu’il existe des débuts, des étapes, et des horizons.
Aujourd’hui, les supports ont changé. La distance a disparu, la médiation s’est réduite, et ce qui relève de la connaissance religieuse semble désormais omniprésent. On peut acheter, télécharger, écouter, consulter, sans le moindre obstacle extérieur. Les titres et les textes qui autrefois appartenaient à l’univers des étudiants ou des personnes formées circulent désormais dans l’espace public, parfois sans contexte, parfois sans introduction. Ce ne sont plus uniquement les livres : ce sont aussi les cours, les explications, les séries pédagogiques et les commentaires détaillés d’ouvrages complexes qui s’adressent à un public indifférencié. Ils se présentent au regard comme de simples objets culturels : il suffit de les prendre, de les ouvrir, ou de cliquer.
C’est dans ce cadre que s’inscrit le modeste article qui suit. Il ne s’agit pas d’exclure, ni de critiquer, ni de fermer des portes. Il s’agit de comprendre ce que ce changement a produit, comment il influence la manière dont les francophones approchent leur religion, et ce que cela signifie pour celui qui cherche à avancer. Car lorsqu’un paysage change, il ne suffit pas de s’en réjouir : il faut aussi apprendre à y marcher. Comprendre ce paysage est le premier pas pour ne pas s’y perdre.
L’utilité et les bénéfices de la traduction : un seuil légitime
Si la situation actuelle mérite réflexion, il serait injuste de commencer par la critique. Avant de dénoncer les confusions, il faut reconnaître ce que la traduction a rendu possible. Car ce changement — la mise à disposition des livres et des enseignements en français — n’est pas en soi un mal. Il a ouvert des portes que beaucoup, sans lui, n’auraient jamais franchies. La traduction a permis à des musulmans éloignés de la langue arabe d’accéder à une structuration minimale de leur religion.
Allah ﷻ a d’ailleurs dit : ﴾ Tout Messager que Nous avons envoyé parlait la langue de son peuple, afin qu’il leur expose [Notre message]… ﴿(1)
Ce verset ne rapporte pas seulement un fait historique : il institue une règle. La guidance passe par la compréhension. La révélation n’est pas un savoir réservé, ni un privilège ésotérique : elle s’adresse aux gens dans leur langage afin qu’ils puissent saisir ce qui leur est demandé : la croyance, l’adoration, la droiture.
Dans cet esprit, la traduction accomplit un rôle salutaire. Elle rapproche le musulman francophone du sens. Elle ne lui donne pas les clés de tous les niveaux de la science, mais elle lui évite l’errance, l’imitation aveugle et les rituels mécaniques dépourvus de compréhension. Des sujets qu’il entend depuis toujours (la prière, la purification, le jeûne, le tawḥīd) prennent enfin une forme intelligible. Les mots cessent d’être des slogans, les gestes cessent d’être des réflexes. La traduction ne lui donne pas l’excellence ; elle lui offre un début.
Elle agit comme une passerelle, une première orientation. Pour beaucoup de musulmans nés loin de la langue du Qurʾān, elle met une fin à des années de pratique héritée mais non comprise. Un hadith entendu dans un sermon trouve enfin un sens ; une obligation rituelle acquiert une raison ; un verset devient un repère. La traduction ne transforme pas le débutant en savant : elle l’arrache au brouillard.
Utilisée ainsi, la traduction est un bienfait. Elle ne promet pas l’accomplissement ; elle permet l’entrée. Elle ne prétend pas former le savant ; elle offre un terrain au francophone. Elle n’est ni l’horizon, ni la voie entière, ni la destination. Elle est le premier pas.
Les limites et les méfaits de la traduction : quand l’accès devient poison
Si la traduction a permis à des milliers de francophones de découvrir leur religion avec clarté, elle peut aussi provoquer une confusion silencieuse lorsqu’elle est utilisée sans cadre. Une traduction ne diminue jamais le niveau réel d’un ouvrage : elle masque ce niveau aux yeux du lecteur. Et cette disparition des repères est précisément ce qui piège le public novice. Là où l’arabe signalait instinctivement : « Ce texte est au-dessus de moi », le français murmure : « Je peux le comprendre. »
Dans la langue d’origine, même le lecteur peu formé sent qu’il se tient devant une matière, un ouvrage qui le dépasse. Il bute sur un terme, il ralentit devant une phrase, il perçoit qu’il lui manque quelque chose. Cette résistance renvoie le lecteur vers les fondements, vers l’enseignant, vers les livres élémentaires. Elle lui dit : « Tu n’es pas encore prêt », et cette mise en garde le préserve.
Le lecteur francophone, lui, ne connaît pas cette résistance naturelle. Son univers religieux commence souvent directement en traduction : il lit, il écoute, il consulte, sans jamais être confronté au seuil qui, autrefois, orientait les novices. Une traduction ouvre la porte, mais elle retire le panneau qui en indiquait la hauteur.
La confusion commence ici : il confond la lisibilité avec la maturité. Il prend l’accès pour la compétence. Il croit que la faculté de “lire” équivaut à la capacité d’“étudier”. Il ignore que la traduction lui a retiré le sentiment d’altitude. Elle a aplani ce qui, en arabe, apparaissait comme une montagne. Il n’a pas gravi les marches : il a simplement été transporté à l’étage.
Tafsīr Ibn Kathīr en donne un exemple brutal. Ce livre parle à des étudiants déjà capables de naviguer dans la tradition exégétique : comprendre la valeur d’un Compagnon, reconnaître la hiérarchie des narrations, distinguer une variante de lecture d’une autre, percevoir ce que la préférence d’un avis implique.
Traduit en français, cette architecture disparaît. Le texte devient continu, le rythme fluide, le contenu uniforme. Les présupposés se dissolvent. Le lecteur croit comprendre parce qu’il peut lire. Il pense “profiter” alors qu’il ne fait qu’avancer sans instruments, comme on entre dans un atelier sans savoir ce qu’est un outil.
Bulūgh al-Marām pousse l’illusion encore plus loin. Ce livre rassemble les sources textuelles à partir desquelles les juristes construisent, discutent, comparent. Chaque hadith y est une pièce. Il ne donne pas la règle : il donne la matière à partir de laquelle la règle peut être formulée. Ce recueil présuppose que l’étudiant sait ce qu’est l’authenticité, ce qu’est la divergence méthodologique, ce qui distingue une divergence de principe d’une divergence d’application.
Traduit, ce chantier semble lisse. Le novice lit sans mesurer la nature de ce qu’il manipule. Plus il retient, moins il comprend ce qu’il lui manque. Il connaît des textes, mais il ignore leur statut, leur portée, leur usage. La langue lui retire la sensation de danger. Il avance dans un terrain où même les étudiants prudents n’entrent qu’accompagnés.
Les anciens l’ont exprimé par une formule simple : « La nourriture des grands est un poison pour les petits. » Ce proverbe ne méprise pas les débutants ; il les protège. Il rappelle qu’un même livre ne produit pas le même effet selon celui qui le porte. Le texte ne change pas : c’est la capacité à le recevoir qui change. Là où l’étudiant formé se nourrit, le novice s’étouffe. Et lorsque ce texte est traduit, l’étouffement devient silencieux.
La traduction n’est pas coupable en soi. Elle devient dangereuse lorsqu’elle remplace la progression. Elle n’a jamais été conçue pour dispenser des bases, mais pour conduire vers elles. Elle devait introduire ; on en a fait un substitut. Elle devait orienter ; on la traite comme une fin. L’erreur ne consiste pas à lire, mais à croire que tout ce qui se lit peut s’étudier. La traduction n’est pas la science : elle en est la porte, et celui qui s’y installe finit par confondre le seuil avec la maison.
Replacer la traduction à sa juste place : reprendre le chemin de la science
Au terme de cette réflexion, une évidence se dégage : la question n’a jamais été « faut-il traduire ? », mais « que traduisons-nous ? » et « que faisons-nous des traductions ? »
La science islamique ne s’aborde pas par raccourci. Celui qui commence doit commencer par ce qu’il peut porter : les notions élémentaires de croyance, les explications simples de la prière et de la purification, les introductions aux piliers de la foi. Ce sont les fondations.
Certains ouvrages, au contraire, ne sont pas des livres pour apprendre, mais pour approfondir. Ils ne s’adressent pas au débutant, mais à celui qui possède déjà la langue arabe, la terminologie scientifique, un socle méthodologique. Ils ne servent pas à construire, mais à élargir ce qui est construit.
La clé suivante réside dans ce que beaucoup repoussent : l’apprentissage de la langue arabe. Celui qui apprend l’arabe se libère. Il cesse de dépendre des traductions. Il lit ce que l’auteur a écrit, et non ce que quelqu’un a tenté de rendre lisible. Il quitte le reflet pour la source. Il cesse de recevoir sa religion comme un produit préparé pour lui ; il entre dans le texte tel qu’il a été pensé.
Enfin, le musulman francophone doit apprendre à choisir. On ne choisit pas un ouvrage parce qu’un nom célèbre figure sur la couverture, ni parce qu’un étudiant connu en parle. On le choisit parce qu’il correspond à son niveau, parce qu’il construit au lieu de flatter.
La science islamique n’a jamais changé : ce sont nos chemins qui se sont brouillés. Celui qui avance sans respecter les étapes court vite, mais sur place. Celui qui accepte la progression avance lentement, mais avance réellement. Et lorsqu’il atteindra enfin les grands ouvrages, il ne les lira plus comme un lecteur de loisir, mais comme un étudiant capable de marcher avec eux.
La traduction n’est donc ni un défaut ni une menace. Elle est une porte. Elle ne piège que lorsqu’on la traite comme une maison. Elle introduit ; elle ne remplace pas. Elle offre un début ; elle ne distribue pas la fin. Celui qui veut se rapprocher de la science doit commencer par ce qu’il peut porter, accepter les étapes, apprendre la langue arabe et chercher la compagnie des savants.
Puisse Allah – exalté soit-Il – nous faire voir la vérité comme vérité et nous accorde de la suivre, et nous faire voir le faux comme faux et nous accorde de l’éviter. Qu’Il nous accorde la rectitude, qu’Il fasse de nous des clés ouvrant vers le bien, des causes de guidée pour Ses serviteurs, et qu’Il nous inscrive parmi ceux dont le Messager d’Allah ﷺ a dit : « Celui qui montre un bien a la même récompense que celui qui l’a fait. »(2)Écrit par l’humble serviteur espérant le pardon de son Seigneur :
1 : Ibrāhīm, v. 42 : Muslim (n°: 1944)
