﷽
﴾ Ô vous qui croyez ! Observez strictement la justice et témoignez pour [la Face d’] Allah [en toute vérité], fût-ce contre vous-mêmes, vos parents ou vos proches. Qu’il s’agisse d’un riche ou d’un pauvre, Allah sait mieux ce qu’il en est d’eux. Ne suivez donc pas vos passions si vous voulez être équitables… ﴿(1)
Allah ﷻ ordonne aux croyants d’être des soutiens constants de la justice, de se dresser pour elle, et de témoigner en faveur de la vérité uniquement pour Lui, même lorsque cette vérité contredit nos propres intérêts, nos passions, nos affinités, ou les gens que nous aimons. Le verset ne laisse aucune place à l’émotion, ni à la sympathie communautaire, ni aux logiques de groupe. La justice ne se plie pas aux appartenances, elle ne se soumet ni aux réputations, ni aux querelles, car la vérité n’est pas propriété des hommes, elle est une lumière divine à laquelle les hommes doivent se soumettre.
Celui qui juge par affection ou par hostilité quitte le terrain de la science ; celui qui juge selon les preuves demeure sur la voie droite, même s’il doit, pour cela, reconnaître un tort chez un proche ou admettre un bien chez celui qu’il n’apprécie pas.
Ce principe n’est pas théorique, il constitue la condition de la droiture, et la marque de ceux qui craignent Allah.
Un principe délaissé dans les milieux francophones
C’est précisément ce principe qui fait aujourd’hui défaut dans les milieux francophones lorsque l’on traite de la question des maisons d’édition religieuses. Au lieu d’examiner ce que ces maisons produisent réellement, beaucoup jugent selon une appartenance supposée ou une réputation prêtée, et non selon les contenus réels. On oublie que la justice exige de regarder ce qui est dit, non celui qui le dit ; d’examiner le livre, non celui qui l’imprime ; de peser la traduction, non la bannière doctrinale inscrite sur la couverture.
Et parce que ce principe a été abandonné, la discussion s’est transformée en un marché de slogans où les sympathies tiennent lieu de preuves et où les appartenances remplacent la vérité. Il est devenu fréquent de voir circuler des listes de maisons d’édition prétendument fiables et d’autres présentées comme « mises en garde », sans que l’on sache réellement qui en est à l’origine, ni sur quels critères ces jugements reposent. Ces classements sont souvent transmis sans qu’aucune analyse scientifique n’ait été menée, simplement parce que quelqu’un que l’on estime les a diffusés.
D’un côté, certains affirment qu’une maison est fiable parce que son propriétaire se déclare salafī, parce que son traducteur se présente comme étudiant, comme si une simple revendication tenait lieu de rigueur scientifique, de rigueur et de conformité à la vérité. De l’autre côté, on met en garde contre d’autres maisons sans preuve solide, en disant que leur responsable n’est pas salafī, que leur traducteur est un innovateur ou que leur équipe éditoriale a des ambiguïtés, comme si cela suffisait à remplacer la preuve, la vérification et l’équité. Dans ces deux attitudes opposées, une même faiblesse se révèle : l’absence d’argumentation scientifique et d’analyse réelle des productions. On juge sur la base d’une identité déclarée ou ressentie, alors que la voie droite exige une évaluation fondée sur la méthode et les preuves.
C’est justement cette tendance à juger selon les appartenances qui fait disparaître la justice et ouvre la porte à l’erreur.
Le critère des savants : la précision, pas l’affiliation
Depuis les premiers siècles de l’Islam, les savants ont averti contre la tentation de juger la vérité selon les hommes au lieu de juger les hommes selon la vérité. La tradition du jarḥ wa taʿdīl est le témoin le plus éloquent de cette justice. Les imams du hadith ne condamnaient jamais un homme sans vérifications minutieuses. Ils distinguaient avec soin ce qui était fiable dans ses narrations de ce qui ne l’était pas, et identifiaient précisément l’endroit où se situait la faiblesse.
L’exemple de Zuhayr ibn Muḥammad al-Tamīmī illustre parfaitement cette méthode. Les savants ont indiqué qu’il est, dans l’ensemble, considéré comme fiable, mais que ses narrations deviennent faibles lorsqu’elles proviennent de la transmission des gens du Shām.(2) Le narrateur est donc fiable, sauf lorsque ses hadiths sont transmis par la voie des gens du Shām, ils deviennent faibles. Son statut n’est pas aboli, sa personne n’est pas rejetée, et ses narrations ne sont pas discréditées en bloc. Seule une partie spécifique de sa transmission est isolée comme problématique.
Cette manière de procéder, fine et méthodique, montre que la critique savante ne reposait ni sur l’émotion ni sur l’étiquette, mais sur des faits établis et une connaissance précise.
Si cette méthodologie était réellement comprise et appliquée, elle suffirait à réformer notre rapport contemporain aux maisons d’édition.
Compétence et intention : deux réalités différentes
Cette inversion de la hiérarchie se manifeste aujourd’hui de manière frappante dans la façon dont certains se positionnent face aux maisons d’édition. Si un éditeur affiche l’étiquette salafī, certains supposent que tout ce qu’il produit est fiable, alors que s’il ne la revendique pas, on l’écarte d’emblée.
Une personne pieuse, même si elle se réclame être un étudiant en science, n’est pas automatiquement compétente.(3) Il arrive qu’un frère sincère, animé d’une intention louable, trahisse involontairement un sens ou altère une nuance capitale sans même s’en rendre compte. L’intention ne suffit pas si elle n’est pas accompagnée de conformité à la vérité et de respect des règles de la science. La langue est subtile, la science est rigoureuse, et le domaine de la traduction religieuse est un terrain où l’on avance avec prudence, consultation, vérification et humilité.
À l’inverse, rejeter systématiquement des travaux sous prétexte que l’éditeur n’est pas salafī, sans qu’aucune erreur précise de traduction ne soit présentée, sans qu’aucune déformation doctrinale ne soit prouvée, sans qu’aucune altération de parole de savant ne soit démontrée, relève d’une injustice.
D’ailleurs, les savants n’ont jamais rejeté un livre en fonction de l’identité de l’éditeur ou du traducteur. Ils ont parfois tiré profit d’ouvrages compilés par des non-musulmans. Le cas de Miftāḥ Kunūz al-Sunnah, rédigé par l’orientaliste Arent Jan Wensinck, illustre parfaitement ce principe. Ce travail, qui répertorie les hadiths par thématiques et indique leurs emplacements dans les grands recueils, a été utilisé et salué par les savants pour sa valeur méthodologique et la précision de ses références. Ils ne l’ont pas déclaré néfaste ou rejeté sous prétexte que son auteur n’était pas musulman.
Cette attitude est le miroir de l’impartialité.
Les vrais critères d’évaluation
Celui qui examine un livre, un éditeur ou un traducteur doit ainsi se poser des questions simples mais exigeantes : le traducteur est-il réellement qualifié ou n’est-il qu’un amateur animé de bonnes intentions ? La traduction respecte-t-elle le texte source dans sa terminologie comme dans sa pensée, sans trahir les intentions du savant ni remodeler le sens ? Les références citées sont-elles exactes et dûment indiquées ?
Ces interrogations réclament du travail, de la patience et une discipline intellectuelle, car elles impliquent de vérifier, de comparer et de confronter. Elles sont aux antipodes des jugements hâtifs et des listes improvisées où l’on tranche selon les appartenances et les impressions, plus que selon la vérité et la rigueur.
Il existe des maisons d’édition dirigées par des musulmans qui ne revendiquent aucune affiliation, mais qui produisent des livres rigoureusement traduits et vérifiés par des personnes compétentes. Il existe aussi des maisons qui se drapent dans la bannière du salafisme, qui mettent en avant un nom de savant prestigieux, mais dont les productions sont bâclées, approximatives et infidèles au texte original.
La vérité se reconnaît dans le produit concret : lorsque la traduction est précise, que les références sont respectées, que la terminologie est juste, que la parole des savants n’est ni tronquée ni maquillée, l’éditeur, quelle que soit son identité, mérite d’être salué. Lorsque l’édition est une caricature, qu’elle repose sur l’improvisation, l’infidélité au texte source, des contresens de termes essentiels, l’éditeur mérite avertissement, même s’il se revendique salafī.
Restaurer la dignité de la science
Il est urgent de redonner à la science sa dignité et de cesser de la soumettre aux sympathies et aux slogans. La voie droite ne condamne pas par rumeur, ne recommande pas par affect, ne disqualifie pas par hostilité et ne sanctifie pas par proximité. Elle examine, elle vérifie, elle pèse et elle juge selon la vérité.
Tant que nous continuerons à regarder les couvertures avant les contenus, les appartenances avant les preuves, les affinités avant les textes, nous sacrifierons la vérité.
La voie droite est celle qui regarde le travail, non l’étiquette, et qui juge selon les critères scientifiques, non selon les « on dit ».
Puisse Allah – exalté soit-Il – nous faire voir la vérité comme vérité et nous accorde de la suivre, et nous faire voir le faux comme faux et nous accorde de l’éviter.
Qu’Il nous fasse aimer la Sunnah du Prophète ﷺ plus que nos propres personnes, nos pères, nos enfants, nous guide vers l’application fidèle des enseignements de Son Messager ﷺ, fasse de nous des causes de guidée pour Ses serviteurs, et qu’Il nous inscrive parmi ceux dont le Messager d’Allah ﷺ a dit : « Celui qui montre un bien a la même récompense que celui qui l’a fait. »(4)
Écrit par l’humble serviteur espérant le pardon de son Seigneur :
1 : Al-Nisā’ , v. 1352 : « Al-Baḥr al-Muḥīṭ al-Thajjāj fī Sharḥ Ṣaḥīḥ al-Imām Muslim ibn al-Ḥajjāj », v. 5, p. 468
3 : Voir l’article : « Être “étudiant” suffit-il à faire de la traduction ? » : https://dourous-alsiqili.net/etre-etudiant-suffit-il-a-faire-de-la-traduction/
4 : Muslim (n°: 1944)
