﷽
﴾ Dis : “Ceux qui savent sont-ils égaux à ceux qui ne savent pas ?” ﴿(1)
Dans toute discipline, la parole scientifique exige compétence, méthode et humilité. Mais jamais cette exigence n’a été aussi négligée que dans le domaine de la traduction religieuse, où le discours s’est peu à peu déplacé du savoir méthodique vers l’opinion improvisée.
Nombreux sont aujourd’hui ceux qui traduisent des textes religieux sans avoir les bases religieuses, ni même la maîtrise de l’arabe, du français, et des règles de traductologie. Or, la traduction n’est pas un art d’improvisation, mais une science fondée sur des principes précis, des méthodologies rigoureuses et une responsabilité intellectuelle. Celle de transmettre fidèlement le sens d’un message d’une langue à une autre, sans en altérer la substance ni la portée. Car traduire, c’est non seulement transposer des mots, mais surtout transporter un sens, une conception de la vérité.
Pourtant, dans les milieux religieux francophones, on assiste à une multiplication d’initiatives où des individus, parfois sincères mais dépourvus de formation, se permettent de traduire et même d’énoncer des jugements linguistiques d’un ton professoral, usant d’un vocabulaire qu’ils ne maîtrisent pas, et prétendant fixer des règles qu’ils ignorent.
Ce phénomène s’explique souvent par une confusion entre le bilinguisme et la compétence traductive. Le fait de parler deux langues serait, selon eux, suffisant pour traduire correctement. Une illusion répandue, mais fausse, que tout traducteur formé ou étudiant en science sérieux dénoncerait sans réserve.
Plus inquiétant encore, cette superficialité ne s’arrête pas aux autodidactes : elle gagne aussi des individus se présentant comme des “étudiants en sciences religieuses”, mais non formés aux règles du français ni aux procédés de la traduction. Ignorant la grammaire, la morphosyntaxe, la sémantique, la stylistique, et les fondements de la reformulation, ils finissent par altérer le sens des textes qu’ils prétendent transmettre.
Une question essentielle s’impose alors : être “étudiant” suffit-il à faire de la traduction ?
Autrement dit, la maîtrise plus ou moins de l’arabe et du français, l’obtention d’un diplôme en science religieuse ou la fréquentation d’assises de science donnent-elles à elles seules la compétence nécessaire pour traduire fidèlement ?
Cette interrogation n’est pas secondaire : elle engage la responsabilité de ceux qui, sans les critères nécessaires, s’arrogent pourtant le droit de parler au nom de la religion.
C’est dans le but de rétablir une certaine clarté intellectuelle, et de rappeler les règles élémentaires qui encadrent la traduction religieuse, que ce modeste article a été rédigé. Nous y examinerons :
. d’abord les fondements de la traduction religieuse comme discipline scientifique ;
. puis les dérives contemporaines où le ton professoral masque souvent une ignorance technique ;
1. La traduction religieuse : une discipline scientifique avant tout
Avant d’examiner les dérives contemporaines, il importe de rappeler ce qu’est, dans son essence, l’acte de traduire : une discipline de rigueur fondée sur la science, exigeant méthode, probité intellectuelle et précision.
La traduction religieuse consiste à transposer un message à contenu théologique en respectant à la fois sa forme linguistique et sa portée doctrinale.
L’importance du sujet s’impose d’elle-même dès lors que l’on comprend que traduire ne consiste pas à juxtaposer deux langues, mais à faire dialoguer deux univers.
La traduction est donc, avant tout, une science rigoureuse, et cela vaut d’autant plus lorsqu’elle touche au domaine du sacré.
1.1. Traduire n’est pas parler deux langues
La première erreur, profondément ancrée dans les milieux religieux francophones, consiste à confondre bilinguisme et compétence traductive.
Parler deux langues, même avec aisance, ne confère en rien la capacité de traduire avec justesse. Comme le rappellent les traductologues, « le bilinguisme n’est pas un gage de compétence traductive. Traduire, c’est comprendre le message dans son système culturel et le reformuler dans un autre, sans trahir ni simplifier. »(2)
La traduction est donc une opération intellectuelle et herméneutique, non une simple substitution de mots. Traduire, ce n’est pas transposer des termes : c’est reconstruire du sens dans un autre espace linguistique, avec fidélité et justesse. Le traducteur doit comprendre profondément le texte source, dans son contexte linguistique, culturel et doctrinal, pour le reformuler dans la langue cible avec exactitude et intégrité.
Dans le domaine religieux, cette exigence atteint un degré supérieur : le traducteur n’a pas seulement la responsabilité d’un texte, mais celle d’un message spirituel. Le Qurʾān, les hadiths, les paroles des savants, tous véhiculent des vérités de foi. Les traduire sans précision, c’est risquer de trahir non seulement le sens, mais la vérité elle-même.
Mais au-delà de cette distinction fondamentale entre bilinguisme et traduction, il faut comprendre que la traduction religieuse repose sur une compétence double : celle de la langue et celle de la foi.
1.2. Traduire le religieux : une science doublement spécialisée
La traduction religieuse repose alors sur une double compétence :
1. Linguistique, pour comprendre et restituer le message avec précision ;
2. Doctrinale, pour saisir la portée spirituelle et théologique du message.
Ces deux dimensions sont indissociables.
Une traduction peut être linguistiquement correcte tout en étant doctrinalement fausse, ce qui, dans le domaine religieux, constitue une trahison bien plus grave qu’une erreur grammaticale.
a) La dimension linguistique et traductologique
Le traducteur doit maîtriser la structure interne de chaque langue, ses champs sémantiques, ses implicites et ses contraintes. Une traduction n’est jamais un calque, mais une équivalence réfléchie.
Les grands théoriciens(3) distinguent deux approches :
1. L’équivalence formelle, qui cherche à préserver la structure des mots et des phrases ;
2. L’équivalence dynamique, qui cherche à reproduire l’effet du message sur le lecteur cible.
Cette distinction est fondamentale pour la traduction religieuse :
. Chercher à traduire mot à mot un texte sacré, en plus d’être interdit et impossible, conduit à trahir le sens spirituel ;
. tandis que vouloir « adapter » sans science mène à le dénaturer.
Le traducteur doit donc rechercher l’équilibre entre fidélité linguistique et justesse sémantique. Son objectif n’est pas de “faire joli”, mais de faire vrai : restituer le sens voulu, non le sens supposé.
b) La dimension doctrinale et spirituelle
Mais la traduction religieuse exige bien plus encore : elle requiert une science du contenu.
Traduire un texte de croyance ou de fiqh sans connaissance des fondements de l’Islam revient à commenter un texte médical sans être médecin. La justesse linguistique ne suffit donc pas : elle doit être soutenue par la compréhension doctrinale.
Le traducteur religieux doit posséder une connaissance solide des sources et des termes techniques, comprendre les nuances propres à chaque école, et saisir la portée des concepts qu’il transmet. Sans cela, il ne traduit pas : il déforme.
Ainsi, la traduction religieuse est une discipline à part entière, où la science linguistique se met au service de la foi. Pourtant, face à ces règles établies, on observe aujourd’hui une tendance inquiétante :
– des discours simplistes et des affirmations péremptoires ;
– un ton professoral qui masque souvent une ignorance profonde ;
– et des prétentions qui remplacent la compétence.
2. Les dérives contemporaines : quand le ton professoral masque l’ignorance
Dans le domaine religieux, la parole engage toujours celui qui la prononce. Mais à l’ère des réseaux sociaux, les prétentions ont souvent remplacé la rigueur de la connaissance.
Le phénomène du “savant de façade” s’est ainsi imposé : un ton professoral, un vocabulaire technique, mais une absence criante de formation, de qualifications et de compétences. Sous des apparences de sérieux, se dissimule souvent une ignorance profonde.
Le “savant de façade” : autorité de ton, vacuité de fond
Le premier signe de cette dérive est la disproportion entre le ton et le contenu.
Certains individus adoptent une posture d’enseignant : ils affirment, corrigent, définissent, tranchent, mais sans jamais citer de sources ni d’ouvrages de référence. Leur discours se pare d’un lexique emprunté à la terminologie savante : terminologie, linguistique, traduction scientifique ; mais ces termes sont employés hors de leur sens, déformés, vidés de leur rigueur.
Leur méconnaissance de la traductologie s’ajoute souvent à une faible maîtrise du français : confusions grammaticales, glissements sémantiques, usage fautif de concepts spécialisés. Ce n’est plus la science qui parle, mais le ton de la science.
Paradoxalement, ces mêmes individus prêchent la prudence dans la parole, l’interdiction de parler sans science et la nécessité de compétence avant d’enseigner, tout en s’autorisant à traiter de traduction et de linguistique sans aucune qualification. Ils condamnent chez les autres ce qu’ils pratiquent eux-mêmes, tombant ainsi dans le double piège de l’ignorance et de l’injustice.
La même règle qui interdit de parler de religion sans science s’applique à la langue et à la traduction : toutes deux exigent apprentissage, vérification et méthode.
La technologisation de l’ignorance
À ce manque de formation s’ajoute désormais une illusion moderne : celle de la compétence assistée par technologie.
Conscients de leurs lacunes, certains tentent de compenser par les outils d’intelligence artificielle ou les correcteurs automatiques. L’orthographe devient irréprochable, le ton se fait académique, mais le sens demeure vide. La machine corrige la forme, mais ignore la substance.
Or traduire, ce n’est pas manipuler des mots : c’est comprendre une intention. L’intelligence artificielle, aussi performante soit-elle, ne saisit ni la foi ni la nuance doctrinale. Elle peut reproduire la syntaxe, non la sincérité ; imiter le style, non la compréhension.
Ces dérives linguistiques et technologiques ne sont pas anecdotiques : elles traduisent un bouleversement plus profond du rapport au savoir et à la parole, où l’apparence de compétence prend le pas sur la vérité du sens.
Ainsi, l’amplification des discours d’apparence savante et l’usage abusif des technologies pour masquer l’incompétence composent un tableau préoccupant.
Traduire la religion : un dépôt de vérité
La traduction religieuse est une responsabilité de science et de foi. Elle engage la rigueur scientifique autant que la sincérité spirituelle, car elle touche à ce qu’il y a de plus noble : la parole d’Allah et de Sa religion.
Manier les mots ne suffit pas : encore faut-il comprendre ce qu’ils véhiculent. Celui qui traduit, fût-il bilingue, s’expose à un grave danger s’il ignore ces principes. Car dans le domaine du sacré, l’erreur n’est jamais neutre : elle peut déformer le message, égarer les esprits et banaliser le divin.
Celui qui ne maîtrise pas les lois d’une langue, n’a pas de formation religieuse, et ignore les règles de la traduction ne peut prétendre restituer fidèlement les paroles des savants, ni transmettre avec exactitude la sagesse d’Allah et de Son Messager ﷺ.
En définitive, la question posée au début trouve ici sa réponse : Non, être “étudiant” ne suffit pas à faire de la traduction.
L’étudiant en science religieuse sincère doit reconnaître ses limites, rechercher la compétence avant la visibilité, et ne pas confondre la passion de transmettre avec la capacité de traduire. Car traduire la religion, c’est porter un dépôt : celui de la vérité. Et ce dépôt n’appartient ni à la langue, ni à celui qui parle, mais à Allah, et Sa parole doit être servie avec science, humilité et précision.
Cette exigence de double compétence — linguistique et doctrinale — trace les contours d’une véritable discipline. En somme, la traduction religieuse se situe au croisement de deux sciences — la langue et la foi — et requiert une humilité méthodique que le statut d’étudiant, à lui seul, ne garantit pas.
Puisse Allah – exalté soit-Il – nous accorder la sincérité, l’humilité et la compréhension de Sa religion !
Écrit par l’humble serviteur espérant le pardon de son Seigneur :
1 : Az-Zumar, v : 92 : Voir « La traduction raisonnée », p. 21
3 : Voir « Two Basic Orientations in Translating », p. 159
