Khabar et ḥukm d’un savant : une distinction récente sans fondement

 

La science du jarḥ wa al-taʿdīl occupe une place essentielle dans la préservation de la religion. Elle constitue l’un des piliers les plus nobles et les plus délicats des sciences islamiques. Elle repose sur une méthodologie rigoureuse, des critères précis, et un équilibre entre justice, clairvoyance et crainte d’Allah.

Pourtant, cette science est aujourd’hui sujette à de graves incompréhensions. Elle est fréquemment malmenée, détournée, voire instrumentalisée par des personnes non formées, qui n’ont jamais étudié sérieusement cette discipline auprès de savants compétents. Sur la base de lectures superficielles et d’une compréhension déformée, certains s’arrogent le droit d’émettre des jugements, d’accuser, de classer les gens et de diviser les rangs des musulmans.

Malgré leur statut évident de suiveurs aveugles, ils se contentent de réciter des citations de savants sans en comprendre les fondements. Ils se réfugient derrière des formules comme : « Shaykh untel a dit », croyant trancher ainsi toute controverse.

Et tout en répétant des maximes de la méthodologie, telles que : « Ce n’est pas par les hommes que l’on connaît la vérité, mais par la vérité que l’on reconnaît les hommes », ou la parole de l’imām Mālik – qu’Allah lui fasse miséricorde – lorsqu’il montra la tombe du Prophète : « Il n’y a personne parmi nous dont la parole ne soit rejetée ou acceptée, sauf le propriétaire de cette tombe », ils contredisent ces principes par leurs actes, suivant des noms plutôt que la vérité.

Or, cette manière de faire est totalement étrangère à la voie des gens de la Sunnah, qui repose sur la science, la rigueur intellectuelle et la soumission aux règles établies.

Ce modeste article a donc pour objectif de corriger une nouvelle ambiguïté dangereuse qui se répand : la prétendue distinction entre le khabar (information) et le ḥukm (jugement) d’un savant, en contradiction directe avec les fondements du jarḥ wa al-taʿdīl, tels qu’ils furent établis par les imams du hadith et réaffirmés par les savants contemporains de la Sunnah.

Encore faut-il comprendre ce que recouvrent précisément ces deux notions.

 

Définir correctement le khabar et le ḥukm

Avant de discuter la distinction proposée, il convient d’examiner avec rigueur ce que recouvrent exactement les notions de khabar (information) et de ḥukm (jugement) dans la tradition savante, en particulier dans le cadre du jarḥ wa al-taʿdīl.

Dans cette science, les paroles des imams du hadith portent à la fois sur ce qu’ils savent de l’état d’un individu et sur la qualification religieuse qui en découle. Lorsqu’ils affirment : « Zayd est fiable », ou : « ʿAmr est faible », « ce hadith est authentique », ils ne se contentent pas d’exprimer un avis. Ils transmettent une information fondée sur l’observation, l’expertise et la comparaison, selon des critères rigoureux.

C’est un khabar, une transmission de ce qu’ils ont su, vu ou vérifié, mais aussi un ḥukm, une application normative, enracinée dans les principes méthodologiques.

Cette double dimension est omniprésente dans les ouvrages de jarḥ wa al-taʿdīl. Les formules telles que : « fiable », « menteur », « pieux mais a mauvaise mémoire », « innovateur » sont synthétiques, mais pleinement significatives. Elles transmettent l’état connu d’un homme, tout en traduisant un jugement conforme aux normes du hadith. Il est donc artificiel et erroné de vouloir séparer ces deux éléments dans le discours des savants. Le khabar exprime l’information détenue ; le ḥukm en est la formulation doctrinale. Ils sont indissociables.

 

Une fausse distinction entre le khabar et le ḥukm

Certains contemporains ont introduit une distinction nouvelle, prétendant qu’il faudrait différencier l’information brute : « J’ai vu », « J’ai entendu »,  du jugement religieux : « Il est égaré », « C’est un innovateur ».

Selon eux, seule la première serait recevable en tant que khabar, tandis que la seconde, en tant que ḥukm, devrait être ignorée ou suspendue tant qu’elle n’est pas démontrée en détail.

Mais cette séparation est sans fondement dans la pratique des salafs. En avançant cette distinction, ils insinuent qu’il y aurait une différence entre dire : « Zayd est un

menteur » sur la base de faits observés, et dire : « J’ai vu Zayd mentir. » Mais cela revient au même : dans les deux cas, le savant transmet une information fondée sur ce qu’il a su, vu ou entendu. Et si celui qui rapporte est digne de confiance, alors son khabar est accepté.

Cette distinction est donc artificielle. Elle prétend décomposer ce que les savants ont toujours exprimé comme un tout cohérent. Les imams du hadith ne dissociaient pas leurs déclarations en segments analytiques. Ils disaient : « fiable », « faible », « innovateur », « véridique », et leurs propos étaient reçus comme des témoignages d’experts, respectés tant qu’aucune contradiction manifeste ne s’y opposait.

La majorité des savants(1) ont d’ailleurs affirmé que le jarḥ émis par un homme juste, compétent, versé dans la science, est accepté même si ses causes ne sont pas détaillées, à condition qu’il ne contredise pas une éloge manifeste. L’imām Ibn al-Ṣalāḥ a, à ce sujet, posé une règle décisive : « Le jarḥ émis par un homme juste, fiable, versé dans la science, est accepté, même si ses causes ne sont pas explicitées, tant qu’il ne contredit pas un taʿdīl manifeste. Car si l’on exigeait l’explication systématique de chaque jarḥ, cela mènerait à l’annulation de cette science dans la majorité des cas. »(2)

Ce principe montre que la recevabilité d’un jugement ne dépend pas automatiquement de la formulation détaillée de ses preuves, mais de la fiabilité et de la compétence de celui qui le prononce(3).

Le refus d’un ḥukm au motif qu’il ne serait pas un khabar explicite est donc infondé. C’est une innovation dans la manière de traiter les propos des savants, qui affaiblit la portée des mises en garde tout en prétendant respecter les fondements.

 

Suivre l’avis des savants ne relève pas du taqlīd interdit

Une autre objection souvent avancée consiste à accuser de taqlīd (suivisme aveugle) ceux qui acceptent les jugements des savants sans en connaître tous les détails. L’idée sous-jacente est que toute parole non explicitée, même émise par un homme digne de confiance, ne devrait pas être acceptée.

Mais cette approche repose sur une confusion profonde entre le taqlīd interdit – qui consiste à suivre un homme sans science ni preuve – et l’acceptation d’un khabar transmis par un homme digne de confiance dans une discipline qu’il maîtrise. Il ne s’agit pas ici d’un choix personnel, mais d’un témoignage savant, rapporté selon les règles établies du jarḥ wa al-taʿdīl.

L’Imām al-Ṣanʿānī – qu’Allah lui fasse miséricorde – a bien exposé cette distinction(4). Il explique que l’imam qui dit « ce hadith est authentique » transmet une information fondée sur l’analyse des chaînes et la connaissance des narrateurs. Cela relève du khabar, non du taqlīd, et doit être accepté comme tel.

L’interdiction du taqlīd aveugle et l’appel à suivre les preuves sont des principes fondés et sains. Mais les appliquer ici sans discernement, ou de manière absolue, revient à les sortir de leur cadre et à les détourner de leur sens. Car les jugements des imams du jarḥ wa al-taʿdīl sont bâtis sur l’information, la science, l’expertise et une connaissance fine des hommes – même s’ils ne sont pas toujours détaillés. Il ne s’agit ni d’une soumission aveugle, ni d’un culte de la personnalité, mais d’une transmission experte dans un domaine technique(5).

Présenter cela comme du taqlīd revient non seulement à mal comprendre la nature de cette science, mais aussi, bien souvent, à masquer un refus sous un vernis de prudence méthodologique. Ce discours, en apparence raisonnable, entretient en réalité une forme de neutralité ambiguë, voire un rejet masqué des mises en garde.

Refuser un jugement sans preuve contraire, au motif qu’il ne serait pas détaillé, ce n’est pas faire preuve de rigueur, mais soumettre la science à l’approbation subjective. Cela revient à renverser l’ordre naturel de la science : ce n’est plus l’ignorant qui suit l’expert, mais l’expert qui doit convaincre l’ignorant.

Loin de la voie des salafs, cette attitude relève d’un individualisme méthodologique, où chacun devient son propre juge dans des domaines qu’il ne maîtrise pas. Elle affaiblit la science, entame la confiance envers les savants, et ouvre la porte à toutes les formes de subjectivisme.

 

Une nouvelle invention pour fuir les mises en garde

La distinction introduite entre khabar et ḥukm, ou encore la confusion autour du taqlīd : toutes ces formules, bien qu’habillées d’un vernis méthodologique, ne sont bien souvent que des stratégies d’évitement. Sous couvert de prudence, elles visent en réalité à délégitimer les mises en garde fondées, sans assumer franchement ce rejet.

Ce procédé n’est pas nouveau. Il constitue, dans ses fondements, le prolongement direct des ambiguïtés méthodologiques introduites par ʿAlī al-Ḥasan al-Ḥalabī, qui tenta de neutraliser le principe même du jarḥ en lui imposant des conditions nouvelles : « Rien ne m’impose de suivre cet avis ! » ; puis, face à des preuves claires : « Cela ne me convainc pas ! » ; ou encore : « Soit la persuasion, soit l’unanimité des gens de science ! »(6)

Ce raisonnement ouvre insidieusement la porte à un danger bien plus vaste : le rejet généralisé des mises en garde fiables, sans réfutation fondée, sous prétexte de discernement ou de rigueur personnelle.

Cette approche a ensuite été reprise, diffusée, théorisée, puis adoptée par de nombreux jeunes, qui n’en ont hérité que la forme extérieure, sans en saisir ni l’origine ni les conséquences.

Qu’elle soit appliquée sciemment ou non, le résultat reste le même : la propagation d’une méthodologie confuse et laxiste, qui détourne l’attention de la critique elle-même, non en la réfutant, mais en niant son autorité, en la réduisant à une simple opinion non contraignante. On commence par réclamer des détails, on continue en exigeant des preuves, et l’on finit par rejeter les mises en garde dans leur ensemble, même lorsqu’elles émanent des savants les plus compétents et qu’elles reposent sur des fondements solides.

Ce discours donne l’apparence de l’équilibre : il cite les savants, invoque la justice, revendique la prudence. Mais en pratique, il permet de neutraliser toute mise en garde sans jamais la confronter. Il devient un refuge commode pour protéger des individus ambigus, entretenir le flou, et désactiver la clarté que la vérité exige.

Or, la voie des salafs n’a jamais consisté à suspendre son jugement jusqu’à être “personnellement convaincu”. Elle repose sur l’accueil du témoignage fiable, transmis par des savants compétents, tant qu’aucune preuve forte ne vient l’infirmer. Tout ce qui s’en écarte, même lorsqu’il emprunte le langage de la rigueur, n’est qu’un artifice pour échapper à la vérité.

Et plus cette confusion se répand, plus elle affaiblit la daʿwah salafiyyah, désarme la vigilance face aux gens du faux, et introduit dans les rangs des critères de jugement corrompus.

 

Une déformation de la vraie méthodologie

La distinction entre khabar et ḥukm n’est ni une précision méthodologique, ni une divergence tolérable. C’est une règle fausse dans son fondement, étrangère aux principes des salafs, et délétère dans ses effets(7).

Elle permet, sous des apparences méthodologiques, de rejeter des mises en garde fondées, sans preuve ni analyse, au nom d’un discernement qui n’en est pas un.

Ces idées ne sont pas de simples erreurs de terminologie. Elles traduisent un basculement profond dans la manière de recevoir la science et de traiter la vérité

transmise.

En prétendant refuser les excès, cette méthodologie neutralise les fondements. En parlant de justice, elle affaiblit la rigueur. En invoquant la prudence, elle dilue la clarté du manhaj salafī.

Or, la tradition du jarḥ wa al-taʿdīl repose sur la transmission experte d’informations fiables, prononcées par des savants qualifiés, dans un cadre méthodologique strict. Elle ne repose ni sur le suivisme aveugle, ni sur le jugement personnel des non-spécialistes. Ceux qui refusent ces mises en garde au motif qu’ils ne sont « pas convaincus » introduisent un relativisme dangereux, qui transforme les principes en opinions et les fondements en sensibilités personnelles.

Cette posture n’est pas une réforme. C’est une déformation. Elle ne corrige pas une erreur, elle affaiblit une science. Et elle ouvre la voie à une daʿwah où chacun devient juge des savants, des mises en garde, et des règles elles-mêmes.

Revenir à la vraie méthodologie, c’est refuser à la fois le suivisme aveugle et l’individualisme orgueilleux.

C’est accueillir avec loyauté ce que les savants de la Sunnah ont transmis, sans prétendre réinventer les règles selon nos impressions ou nos préférences.

Telle est la voie droite. Et Allah est Celui qui accorde la clarté à qui Il veut.

 

Demandant à Allah de faire de nous des clés pour le bien, des causes de guidée pour Ses serviteurs, et nous comptes parmi ceux à propos desquels le Messager d’Allah  a dit : « Celui qui montre un bien a la même récompense que celui qui l’a fait. »(8)

 

Écrit par l’humble serviteur espérant le pardon de son Seigneur :

ʿĀdil Al-ṢiqillīpastedGraphic.png

1 : Voir « Al-Taqyīd wa-l-Īḍāḥ », p.141 ; « Ikhtiṣār ʿUlūm al-Ḥadīth », v. 1, p. 258

2 : « ʿUlum al-ḥadīth », p. 98

3 : Il convient cependant de souligner une mise au point essentielle : il serait tout aussi fautif d’imposer l’acceptation de toute mise en garde, même vague ou non motivée, sans distinguer si elle vise une personne reconnue pour sa fiabilité, et sans que l’auteur de la critique ait établi sa compétence ou son observation. La justice et la rigueur exigent de ne pas appliquer de règles absolues dans un sens ou dans l’autre. Le rejet global des mises en garde sous prétexte qu’elles ne sont pas motivées est aussi fautif que leur acceptation inconditionnelle sans preuve ni critère. Les savants du jarḥ wa al-taʿdīl ont précisé que lorsqu’une critique vise une personne dont la fiabilité est bien connue et appuyée, elle ne peut être retenue que si elle est claire, détaillée et motivée. Un jarḥ vague ou isolé ne saurait invalider une réputation solidement établie. C’est une règle de justice destinée à protéger les gens de science contre les jugements précipités. Et c’est également pourquoi les propos des imams du hadith, bien qu’ils ne soient pas toujours détaillés, ne relèvent pas du taqlīd interdit : ils sont fondés sur la science, l’observation et l’expérience. Leur adhésion ne signifie pas absence d’ijtihād, ni déresponsabilisation du lecteur.

Shaykh Rabīʿ al-Madkhalī a d’ailleurs dénoncé, dans « Munāqashat Fāliḥ fī qaḍiyyat al-taqlīd » (p. 4), l’excès inverse commis par Fāliḥ al-Ḥarbī, qui imposait ses mises en garde sans preuve manifeste, refusait la discussion, et accusait toute opposition à ses jugements d’être un rejet de la vérité. Cette attitude, dénuée de méthode, relève du taqlīd dominateur interdit : elle revient à ériger un avis personnel en vérité absolue, sans fondement clair, ni respect des règles savantes.

4 : « Tawḍīḥ al-afkār li-maʿānī Tanqīḥ al-anẓār », v. 1, p. 80 – 100

5 : Il convient de rappeler que si des éléments valables et vérifiés viennent contredire une mise en garde formulée par un savant – bien qu’elle constitue à la fois un khabar et un ḥukm, comme exposé plus haut – alors cette parole peut être écartée, sans que cela ne porte atteinte à l’honneur ni au rang de celui qui l’a émise. C’est là une application équilibrée des principes de la science, fondée sur la primauté de la preuve sur toute autre considération. La parole d’un savant, aussi compétent soit-il, ne constitue pas une vérité absolue dès lors qu’une preuve fiable la contredit – ce que les imams du jarḥ wa al-taʿdīl ont clairement établi. Ibn Ḥajar affirme dans « Lisān al-Mīzān » (v. 1, p. 15) qu’il faut faire la distinction entre un jarḥ motivé et un taʿdīl global, et que l’on ne peut juger de l’état d’un homme sans en connaître précisément la situation. L’imām Aḥmad – comme rapporté dans « Hady al-Sārī muqaddimat Fatḥ al-Bārī » (p. 428) – dit : « Tout homme dont la fiabilité est établie, aucun jarḥ ne peut être accepté à son encontre sans qu’il soit étayé. »

Il ne s’agit donc pas de distinguer artificiellement entre khabar et ḥukm, mais de reconnaître que la justesse d’un jugement dépend aussi de la solidité des informations qui l’ont motivé. Ce principe méthodologique s’applique à toute situation où le jugement formulé repose sur des données erronées, déformées ou sorties de leur contexte – et ce, même lorsqu’il émane d’un savant reconnu.

6 : Voir « Ṣiyānat al-Salafī min waswasat wa talbīsāt ʿAlī al-Ḥalabī », p. 136 ; « Al-Ḥalabī yuʾaṣṣilu min qabla thalāthīna ʿāman uṣūlan ḍidda manhaj al-salaf fī al-jarḥ wa al-taʿdīl » : https://rabee.net

7 : Voir « Sharḥ ḥadīth Ḥudhayfa raḍiya Allāhu ʿanhu fī al-taḥdhīr min al-fitan », p. 22

8 : Muslim (n°: 1944)