La mise en garde salafī : ni excès ni oubli, mais le juste milieu affermi

 

« Allah n’a jamais encouragé les serviteurs à une chose sans que Shayṭān ne vienne y semer deux pièges. Il ne se soucie pas duquel il emporte la victoire : soit l’exagération, soit la négligence. »(1)

Ce propos résume avec acuité l’un des stratagèmes les plus redoutables de Shayṭān : détourner les meilleures œuvres en les poussant vers deux extrêmes. Car entre outrance et abandon, entre excès et mollesse, le juste équilibre est souvent la première victime. Parmi les domaines où ce déséquilibre se manifeste aujourd’hui de manière criante, figure celui — sensible et central — des mises en garde religieuses.

Après avoir dénoncé, d’un côté, les méfaits du tamyīʿ(2), qui affaiblit la vérité sous couvert de sagesse, et de l’autre, les dérives du ghuluw dans la mise en garde(3), qui divise les rangs au nom d’une rigueur dévoyée, il est devenu impératif de clarifier la voie authentique des Salaf al-Ṣāliḥ dans cette question.

Car lorsque les accusations se croisent entre mumayyiʿs et ḥadādīs, que la suspicion devient la norme et que les mises en garde sont soit diabolisées, soit galvaudées, cela révèle une perte de repères. Le manhaj salafī, pourtant limpide, se retrouve parasité par des interprétations biaisées, des emballements émotionnels, ou encore des logiques d’alignement partisan, bien loin de la loyauté envers la vérité.

Il faut alors rappeler que la voie du juste milieu ne consiste pas en un compromis tiède entre deux erreurs, mais en un alignement sincère sur les principes révélés. C’est une voie droite, fondée sur les preuves, qui évite aussi bien l’indulgence injustifiée que la dureté dénuée de justice. Elle concilie rigueur doctrinale et équité pratique.

La mise en garde, dans cette perspective, n’est pas ce qui divise — ce sont plutôt les usages injustes, précipités ou méthodologiquement défaillants qui causent la discorde. Ce n’est pas la clarté qui trouble — ce sont l’ignorance, les passions et le manque de crainte d’Allah qui brouillent la vision.

Revenir à la voie prophétique dans ce domaine, c’est redonner à la mise en garde sa fonction originelle : préserver la vérité, protéger les cœurs, et corriger avec science, humilité et justice. Cette voie existe, elle est connue, décrite dans les textes et incarnée par les savants. Elle constitue la voie médiane des gens de la Sunnah.

Ce modeste article a pour but d’en exposer les contours, non pas en redéfinissant un entre-deux arbitraire, mais en rappelant les fondements clairs de la mise en garde salafiyyah : une démarche scientifique, qui évalue la nécessité et les conséquences, mesurée et ancrée dans les principes de justice.

 

La voie médiane des gens de la Sunnah : un principe révélé

Avant d’entrer dans les applications, il faut rappeler que cette voie médiane n’est ni une invention humaine ni une posture tactique : elle est un fondement textuel.

Allah dit : Ainsi avons-Nous fait de vous une communauté de juste milieu. ﴿(4)

C’est-à-dire : une communauté exemplaire, choisie, caractérisée par la justice et l’équilibre en toutes choses – dans la religion, la croyance, la législation, et le comportement. Elle se situe entre les deux extrêmes : ni dans le laxisme, qui néglige les obligations divines, ni dans l’excès, qui ajoute à ce qu’Allah n’a pas légiféré. Tel est le sens du juste milieu : la voie droite, celle des Salaf al-Ṣāliḥ, fondée sur la modération éclairée par la révélation.(5)

Cette modération n’est alors pas une mollesse. Elle est un alignement exact sur la révélation, fidèle au Qurʾān et à la Sunnah selon la compréhension des Salaf al-Ṣāliḥ. Elle traverse toutes les sphères : croyance, législation, comportement, et critique.

Parmi les illustrations manifestes de cet équilibre :

Dans les noms et attributs d’Allah (al-asmāʾ wa al-ṣifāt), les Salaf al-Ṣāliḥ évitent aussi bien l’anthropomorphisme des mushabbihah que la négation des muʿaṭṭilah, et affirment ce qu’Allah et Son Messager ont affirmé, sans ressemblance, sans négation, sans falsification ni spéculation, conformément à Sa parole : Rien ne Lui est semblable. Il est Celui qui entend et voit tout. ﴿(6) 

Dans le décret divin (al-qadar), ils se tiennent entre les jabriyyah (fatalisme) et les qadariyyah (déni du décret) : tout est prédécrété, mais le serviteur agit avec volonté. Les actes sont créés par Allah, mais accomplis avec volonté et responsabilité.

Dans la foi (al-īmān), ils rejettent les excès des khawārij qui excommunient le grand pécheur, et les relâchements des murjiʾah qui détachent totalement la foi des actes,  affirmant que la foi est parole, acte et conviction, qui augmente avec l’obéissance, diminue avec la désobéissance, et le pécheur n’est pas exclu de l’Islam sauf preuve claire de mécréance.

Concernant les compagnons du Prophète , ils réfutent aussi bien les exagérations des rāfiḍah qui divinisent certains et maudissent les autres, que les injustices des nawāṣib qui nourrissent haine et mépris, affirmant leur mérite sans excès ni dénigrement, conformément aux versets, aux hadiths, et ce sur quoi se sont entendus des Salaf al-Ṣāliḥ.

Ces exemples ne sont pas anecdotiques : ils révèlent une méthode. Ce n’est pas la recherche d’un milieu par tempérament, mais une fidélité constante aux textes, qui produit cette modération. Et c’est ce même principe qui s’applique à la mise en garde : juste, fondée, utile.

 

La mise en garde selon la voie salafiyyah : entre science, justice et réforme

Le juste milieu ne reste pas théorique : il s’applique dans les pratiques, notamment dans le jugement des individus. La mise en garde fait partie intégrante du manhaj salafī, à condition qu’elle respecte ses fondements.

La légitimité de la mise en garde, ses fondements scripturaires et son encadrement par les principes de justice ont déjà été exposés en détail(7). Et contrairement à ce que véhiculent certains discours passionnés ou réducteurs, la mise en garde n’est ni une licence à diffamer, ni un tabou à fuir. Elle est un acte religieux, codifié, qui vise la réforme et la préservation de la communauté.

Les Salaf al-Ṣāliḥ faisaient la différence entre une erreur excusable et une méthodologie déviante, entre un conseil privé et un blâme public, entre un écart isolé et un mal enraciné. Ils savaient que la mise en garde peut corriger ou diviser — selon l’intention, la méthode et le contexte.

Conscients de ces enjeux, les Salaf al-Ṣāliḥ ont, conformément au Qurʾān et à la Sunnah, établi des critères rigoureux pour préserver la mise en garde de toute dérive. Cette pratique, conforme à leur voie, se caractérise par des règles précises, visibles chez les imāms du passé comme chez les savants contemporains.

 

Les traits méthodologiques de la mise en garde équilibrée

C’est à travers ces traits fondamentaux que se distingue la mise en garde salafiyyah conforme à la voie des Salaf al-Ṣāliḥ :

Elle est motivée par une nécessité réelle(8)

La mise en garde n’est pas une parole anodine, ni un simple commentaire jeté au gré des émotions. C’est un acte lourd de conséquences, qui ne devient légitime qu’en cas de nécessité avérée. Elle n’est permise que lorsqu’un mal concret, persistant et nuisible menace la religion ou la communauté.

Ainsi, si une mise en garde permet de dissiper la confusion, de prévenir les ignorants, d’arrêter la diffusion d’erreurs ou de protéger les gens d’un danger réel, alors elle est justifiée. Mais si elle engendre un mal plus grand que celui qu’elle prétend combattre, ou si elle ne produit aucun bénéfice religieux, elle devient alors blâmable, voire illicite si elle cause un tort plus grand.

Les imāms du passé comme les savants contemporains ont toujours rappelé que la véritable mise en garde est un acte de loyauté envers la vérité, animé par la sincérité et la volonté de réforme — non par l’orgueil, la jalousie, ou la vengeance.

Elle est fondée sur la science vérifiée(9)

Le jugement sur les individus ne repose ni sur les on-dit, ni sur des impressions subjectives, ni sur des extrapolations hâtives. Il doit impérativement s’appuyer sur une science rigoureuse, fondée sur des preuves claires.

Les imāms du jarḥ wa al-taʿdīl sont un modèle d’intégrité méthodologique : ils ne formulaient aucun jugement sans connaissance des faits et des propos reprochés. Leur démarche était empreinte de retenue, de crainte d’Allah, et d’une conscience aiguë des conséquences d’un jugement erroné.

La mise en garde salafiyyah repose donc sur la preuve authentique et la clarté des faits. Elle rejette les amalgames et les chaînes de suspicion. Le savant vérifie avant de parler — et s’abstient s’il ne sait pas.

Elle distingue entre les fautes(10)

Un autre pilier fondamental de cette méthodologie est le discernement entre les types d’erreurs. Toutes les fautes ne sont pas de même nature, ni de même gravité.

Il y a une grande différence entre une faute isolée — commise par un prédicateur connu pour sa droiture et sa volonté de revenir à la vérité — et une méthodologie déviante, enracinée, diffusée publiquement et maintenue malgré les conseils répétés.

Les Salaf al-Ṣāliḥ faisaient également la distinction entre une erreur verbale et un fond doctrinal corrompu, entre une maladresse corrigible et une innovation méthodologique dangereuse. Ils savaient faire la part des choses entre une fréquentation occasionnelle et une approbation réelle, entre une parole ambiguë et une position déviante assumée.

Ce discernement est d’autant plus essentiel que les injustices dans le jugement — par excès de zèle ou par manque de rigueur — ont contribué à diviser, à exclure injustement, ou à semer la confusion.

 

Ces règles ne sont pas les seules, mais elles comptent parmi les plus essentielles. Et elles ne relèvent ni d’un effort personnel ni d’un équilibre arbitraire : elles sont l’héritage d’une tradition rigoureuse, fondée sur les textes religieux, transmise et préservée par les savants fiables de cette communauté.

En somme, la méthodologie salafiyyah en matière de mise en garde est une école de rigueur, mais aussi de justice, de lucidité et de crainte d’Allah. Elle est aux antipodes des dérives contemporaines de certains — où la critique devient parfois un outil de pression, ou un simple marqueur d’alignement.

 

Une mise en garde loyale, juste et salvatrice

La véritable mise en garde n’est ni un combat personnel, ni un instrument d’influence. C’est un acte de loyauté envers la vérité, manié avec science, justice et piété. Les savants ne l’ont jamais brandie comme une arme, mais utilisée comme une protection.

Aujourd’hui, face à la confusion ambiante, il est urgent de renouer avec la voie claire des Salaf al-Ṣāliḥ : une voie fondée sur la fidélité aux principes et le respect des règles religieuses dans l’évaluation des individus.

Quiconque cherche sincèrement à préserver la daʿwah salafiyyah et l’unité autour de la vérité doit s’attacher à cette voie exigeante, mais droite : sans mollesse dans les fondements, sans excès dans l’application.

 

Demandant à Allah de nous accorder la compréhension juste, la sagesse dans les actes, la droiture dans la croyance, et la miséricorde dans le comportement.

Qu’Il fasse de nous des clés pour le bien, des causes de guidée pour Ses serviteurs, et nous comptes parmi ceux à propos desquels le Messager d’Allah  a dit « Celui qui montre un bien a la même récompense que celui qui l’a fait. »(11)

 

Écrit par l’humble serviteur cherchant la miséricorde et le pardon de son Seigneur :

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1 : Siyar Aʿlām al-Nubalāʾ, v. 9, p. 236

2 : Voir l’article « Mumayyiʿ, Ruwaybiḍah : Le tajrīḥ facile des esprits gagnés par la ḥadādiyyah » : https://dourous-alsiqili.net/mumayyi%ca%bf-ruwaybi%e1%b8%8dah-le-tajri%e1%b8%a5-facile-des-esprits-gagnes-par-la-%e1%b8%a5adadiyyah/

3 : Voir l’article « Pro-tajrīḥ, mise en gardiste, madkhalī : l’arme des mumayyiʿ contre les salafis » : https://dourous-alsiqili.net/pro-tajri%e1%b8%a5-mise-en-gardiste-madkhali-larme-des-mumayyi%ca%bf-contre-les-salafis/

4 : Al-Baqarah, v : 143

5 : Voir : « Taysīr al-Karīm al-Raḥmān fī Tafsīr Kalām al-Mannān », v. 1, p. 101

6 : Al-Shūrā, v: 11

7 : Voir la série de conférences « Les règles de la réfutation sans laxisme ni exagération » : https://dourous-alsiqili.net/les-regles-de-la-refutation-sans-laxisme-ni-exageration/ 8 : Manhaj al-Naqd fī ʿUlūm al-Ḥadīth, p. 95 ; Al-Makhraj mina al-Fitan, p. 44

9 : Iʿlām al-Muwaqqiʿīn ʿan Rabb al-ʿĀlamīn, v. 4, p. 433 ; Al-Tankīl bimā fī Taʾnīb al-Kawtharī min al-Abāṭīl, v. 1, p. 245

10 : Mūwaḍiḥ Awhām al-Jamʿ wa al-Tafrīq, v. 1, p. 5 ; Al-Ṭuruq al-Ḥakmiyya fī al-Siyāsah al-Sharʿiyya, p. 170

11 : Muslim (n°: 1944)