« Pro-tajrīḥ », « mise en gardiste », « madkhalī » : l’arme des mumayyiʿ contre les salafis

 

« Allah n’a jamais encouragé les serviteurs à une chose sans que Shayṭān ne vienne y semer deux pièges. Il ne se soucie pas duquel il emporte la victoire : soit l’exagération, soit la négligence. »(1)

Cette parole concise et pénétrante de Makhlad ibn al-Ḥusayn – qu’Allāh lui fasse miséricorde – résume avec justesse l’époque troublée que nous traversons : une époque où la rectitude est assimilée à de la dureté, la fermeté à de l’exagération, et la fidélité aux fondements salafīs à un extrémisme à fuir.

Aujourd’hui, certains – prétendant dénoncer les abus dans l’usage des mises en garde ou l’injustice de certaines positions – ont fini par fuir ce terrain tout entier. Rebutés par les excès d’un bord, ils ont plongé dans l’excès opposé : le tamyīʿ(2), un relâchement profond et méthodologique, qui les a conduits à rejeter globalement les mises en garde — jusqu’à transformer cette posture en une nouvelle forme de mise en garde… contre ceux qui en font.

Il ne s’agit nullement ici de nier les erreurs que certains ont pu commettre dans ce domaine, ni de justifier une dureté injuste. Mais il s’agit de dénoncer le fléau inverse, tout aussi néfaste : cette mollesse intellectuelle et doctrinale qui affaiblit la clarté au nom d’une prétendue sagesse, et qui transforme la rigueur en faute.

Désormais, quiconque corrige une erreur avec méthode, réfute une déviation manifeste ou met en garde contre un innovateur notoire, se retrouve aussitôt étiqueté : pro-tajrīḥ, madkhalī, mise en gardiste, etc. Et ces accusations ne viennent pas des adversaires déclarés de la Sunnah, mais de ceux qui s’en revendiquent.

Or ces critiques ne sont pas les garants du juste milieu qu’ils prétendent incarner. Ils sont souvent les artisans d’un brouillage des repères, où la fermeté devient suspecte, la clarté marginalisée, et la loyauté envers la voie des Salaf al-Ṣāliḥ caricaturée.

Il convient de le préciser d’emblée : cet article n’a pas pour but de défendre une mise en garde en particulier, ni de prendre position dans une polémique nommée. Il vise à alerter sur un mal silencieux mais croissant : le tamyīʿ, ce poison méthodologique qui affaiblit la daʿwah salafiyyah, sape ses fondements et désoriente ceux qui s’en réclament. Ce phénomène touche aujourd’hui un nombre inquiétant de jeunes, y compris parmi les prétendants à la vérité, à la prédication ou à l’enseignement. Ils fuient la clarté, rejettent la fermeté, et finissent par douter de la rigueur même du manhaj salafī.

Ce modeste article a donc pour objectif – avec l’aide d’Allah – d’exposer la nature insidieuse du tamyīʿ, ses causes profondes et ses effets délétères. Il s’agit de défendre les fondements de la méthodologie prophétique, celle des gens de la Sunnah, dans leur vérité, leur équilibre et leur transparence.

 

Le tamyīʿ :  un mal déguisé en sagesse

Pour comprendre la gravité du tamyīʿ et mesurer l’étendue de ses ravages, il faut commencer par en identifier les racines. Car cette déviation n’est pas apparue subitement ni sans cause. Elle est le fruit d’un climat intellectuel et spirituel où la mollesse a été érigée en sagesse, et où la prudence – mal comprise – a fini par étouffer la clarté.

Le tamyīʿ est donc né d’un ensemble de dérives, individuelles ou collectives, qui ont inversé les repères : la rigueur doctrinale est devenue suspecte, la mise en garde discréditée, et l’ambiguïté valorisée comme une vertu. Parmi les principales causes de cette confusion, trois ressortent avec netteté :

1. L’ignorance méthodologique.

Nombreux sont ceux – y compris parmi les prêcheurs – qui n’ont jamais réellement étudié les fondements du manhaj salafī : ses règles, ses conditions, ses finalités. Ils ne connaissent ni les principes qui encadrent la mise en garde, ni les nuances entre la réfutation fondée et la médisance injuste. Par ignorance ou paresse, ils confondent la critique argumentée avec une attaque personnelle, et la défense du vrai avec une volonté de diviser.

Leur prudence devient paralysie, et leur neutralité un rejet de toute rigueur. C’est là l’une des racines les plus profondes du tamyīʿ.

2. L’émotivité au détriment des principes.

À cette ignorance s’ajoute souvent une émotivité mal canalisée. La mise en garde, lorsqu’elle vise un individu apprécié ou populaire, est perçue comme une injustice. Les sentiments personnels prennent le dessus, au point que certains confondent naṣīḥah sincère et mujāmalah (complaisance) flatteuse.

Mais la vérité ne se jauge pas à l’aune des émotions. Elle s’impose par les preuves, et non par les attachements affectifs. Celui qui adhère au manhaj salafī doit apprendre à distinguer entre l’amitié et la justice, entre la loyauté envers la personne et la fidélité envers la vérité.

3. Une réaction déséquilibrée aux excès

Enfin, il faut reconnaître que le tamyīʿ s’est aussi nourri d’une réaction déséquilibrée à certains excès réels observés dans l’usage des mises en garde. Des individus se sont aventurés dans ce domaine sans en maîtriser les fondements ni en respecter les règles. Sans science ni scrupule, ils ont détourné les paroles des savants, causant des divisions injustes et des tensions durables dans la daʿwah.

Cependant, la réponse à ces dérives ne saurait être une fuite en avant vers l’extrême opposé. Il ne s’agit pas de rejeter toute critique, ni de discréditer par principe toute mise en garde. La voie droite consiste à corriger les abus à la lumière du manhaj, avec équilibre, équité et loyauté. Il s’agit de préserver les fondements, non de les sacrifier par peur d’être assimilé à des fautifs.(3)

 

Le tamyīʿ : une déviance qui déforme la vérité

Le tamyīʿ n’est pas qu’une faute méthodologique isolée ni une divergence d’approche parmi d’autres. Lorsqu’il s’installe dans les mentalités, il produit des effets concrets, profonds et durables. Ce phénomène insidieux ne se contente pas de fragiliser les discours : il sape les fondements du manhaj, brouille les repères, inverse les priorités et désoriente les cœurs. Il transforme la rigueur en excès, la clarté en division, et la mise en garde en scandale. La vérité devient suspecte, la fermeté marginalisée, et les principes relégués derrière une prétendue sagesse édulcorée.

Il est donc nécessaire de prendre la mesure de ces dégâts, pour en identifier les manifestations les plus préoccupantes et y remédier avec lucidité.

1. Une jeunesse désorientée et confuse

Parmi les premières victimes du tamyīʿ : la jeunesse. Nourrie d’enseignements superficiels, exposée à des prédicateurs aux discours ambigus, et confrontée à des mises en garde tantôt balayées, tantôt dissimulées, elle se retrouve dans un brouillard méthodologique inquiétant. Lorsque la fermeté est perçue comme une faute, que la mise en garde est systématiquement discréditée, que les frontières entre vérité et fausseté sont floutées au nom de l’unité ou de la bienséance, les jeunes perdent pied.

Peu à peu, ils perdent confiance dans les fondements du manhaj, doutent des prédicateurs fiables, et s’éloignent de la clarté. Ils ne savent plus qui suivre, ni sur quels critères se baser. Ils voient des figures pourtant problématiques être promues sans réserve, tandis que ceux qui les mettent en garde avec preuves sont soupçonnés, marginalisés ou réduits au silence. Résultat : la confiance se fissure, les repères se brouillent, et le manhaj salafī – fondé sur la clarté et la distinction – devient pour eux une source de confusion plutôt qu’un phare.

2. Une inversion des rôles et des valeurs

Le tamyīʿ ne se contente pas de désorienter : il renverse les repères, inversant les responsabilités et brouillant les valeurs. La prudence mal comprise devient une excuse à la complaisance. Le silence devient une stratégie. La clarté, une provocation. La mise en garde, une division. Et celui qui tient bon sur les principes devient suspect, accusé de dureté ou de semer la discorde.

Dans cette atmosphère, on en vient à honorer ceux qui flattent les masses, qui évitent les sujets sensibles et brouillent les lignes. À l’inverse, on discrédite ceux qui appellent à la fermeté méthodologique avec science, loyauté et justice. La vérité devient subordonnée à la popularité, la rigueur à la sensibilité, et les critères du manhaj sont réécrits au gré des humeurs.

3. Une fragilisation de la daʿwah

À long terme, le tamyīʿ ne détruit pas seulement des discours ou des réputations : il fragilise la daʿwah elle-même. En neutralisant la vigilance, il laisse les gens de l’innovation diffuser leurs ambiguïtés en toute impunité. En diabolisant la critique fondée, il réduit au silence les défenseurs du vrai. En édulcorant les principes, il ouvre la voie à toutes les compromissions.

Et plus ce climat s’impose, plus l’image de la daʿwah salafiyyah devient méconnaissable, déconnectée de ses fondements. La daʿwah ne devient plus une prédication de distinction et de loyauté envers la vérité, mais un discours tiède, inoffensif face à l’innovation, et injustement dur envers ceux qui s’en distinguent.

 

Le tamyīʿ : une arme contre la clarté

Mais le tamyīʿ ne se limite pas à désorienter ou à affaiblir les repères doctrinaux : il devient une stratégie délibérée, un instrument entre les mains de ceux qui cherchent à neutraliser la fermeté. Il n’est plus seulement une faiblesse individuelle ou une erreur de jugement ; il se transforme en un mécanisme soigneusement utilisé pour désamorcer toute distinction nette entre la vérité et le faux.

La méthode est désormais bien rodée : lorsqu’un prédicateur expose des erreurs méthodologiques, met en garde contre une compromission manifeste ou dénonce les ambiguïtés d’un discours, on ne lui répond pas sur le fond. On ne traite pas ses arguments. On commence par le disqualifier. On l’étiquette : pro-tajrīḥ, mise en gardiste, madkhalī, etc.

Et cela n’est pas nouveau. Depuis les premiers siècles, les gens des passions ont toujours tenté de discréditer les gens de la Sunnah en leur collant des sobriquets infamants. Ils n’argumentent pas, ils étiquettent.

Comme l’a très bien dit l’imam Ḥarb al-Kirmānī : « Les gens des passions, des innovations et des divergences ont inventé des noms odieux et abjects par lesquels ils ont désigné les gens de la Sunnah, dans le but de les dénigrer, de les critiquer, de médire d’eux et de les rabaisser aux yeux des ignorants et des insensés… »(4)

Ces sobriquets ne sont donc nullement une nouveauté : ils font partie de l’arsenal ancien des gens des passions. Ils ne sont pas les fruits d’une critique honnête, mais les instruments d’une intimidation dirigée contre ceux qui s’en tiennent fermement à la vérité, avec science et clarté.

Ces étiquettes jouent un rôle précis : elles ne réfutent pas, elles repoussent. Elles ne clarifient rien, elles jettent le discrédit. Elles servent à détourner les gens de la vérité, non par preuve, mais par émotion. Ce sont des barrières émotionnelles qui permettent d’éluder les faits. Celui qui appelle à la loyauté envers la vérité devient, dans ce renversement des valeurs, un semeur de trouble ou un extrémiste.

Mais posons les questions clairement :

Est-on pro-tajrīḥ parce qu’on corrige une erreur doctrinale ?

Est-on madkhalī parce qu’on met en garde, avec preuves et méthode, contre un innovateur notoire ?

Est-on un mise en gardiste parce qu’on défend avec rigueur les fondements du manhaj salafī ?

La réponse est évidente. Ceux qui recourent à ces accusations ne recherchent ni la justice, ni la réforme : leur objectif implicite est d’imposer une vérité édulcorée. Une vérité silencieuse. Inoffensive. Or, ce n’est pas ainsi que les Salaf al-Ṣāliḥ ont protégé la religion, ni ainsi qu’ils ont distingué la Sunnah de l’innovation.

Le plus inquiétant dans cette démarche, c’est qu’elle ne rejette pas le manhaj salafī ouvertement : elle en conserve l’apparence, les slogans, les citations… mais elle en dissout l’esprit et annule l’application. On continue de citer les paroles des Salaf al-Ṣāliḥ — mais on s’indigne dès qu’elles sont mises en pratique. On appelle à la clarté — mais on condamne qu’elle nomme les choses par leurs noms.

Ainsi, le tamyīʿ devient le refuge de ceux qui refusent toute confrontation avec les gens de l’innovation ou avec les prêcheurs ambigus. Il transforme la fermeté en faute, la clarté en polémique, et la fidélité au manhaj en cause de rupture.

 

Qualifier l’opposant de mumayyiʿ : un argument facile

Toute dénonciation du tamyīʿ doit s’accompagner d’une vigilance parallèle : celle de ne pas sombrer dans l’excès inverse. Car le juste équilibre salafī n’autorise ni la mollesse, ni la surenchère. Il ne suffit pas, pour défendre la clarté, de qualifier de mumayyiʿ quiconque manifeste une réserve face à une mise en garde. Une telle attitude trahit l’esprit du manhaj, qui repose sur la justice, la lucidité et l’équité — non sur les amalgames ou les raccourcis.

Cet équilibre a été souligné avec insistance par Shaykh Rabīʿ al-Madkhalī – qu’Allāh lui fasse miséricorde – (5). Il a souligné l’importance d’éviter aussi bien l’exagération que le relâchement. Il a précisé que deux personnes peuvent aborder un même problème avec des méthodes différentes : l’une adoptera une approche directe, rapide, parfois frontale ; l’autre privilégiera la retenue, la sagesse, et le choix du moment et des conditions appropriées. Faut-il accuser ce dernier de tamyīʿ simplement parce qu’il agit avec prudence, prend son temps et évalue la situation avec soin ? Shaykh précise que ce serait une erreur. Il est donc essentiel que chacun fasse preuve de modération, et que cessent ces échanges d’accusations : « untel est extrémiste », « untel est un mumayyiʿ », « untel est un repoussoir »… Ce type de langage n’est ni bénéfique pour la daʿwah, ni digne de ceux qui prétendent suivre la Sunnah.

Ainsi, le simple fait de refuser une mise en garde ne suffit nullement à justifier qu’on accuse quelqu’un de laxisme ou de tamyīʿ. Il convient d’en examiner les raisons. Un tel refus peut, au contraire, découler d’un souci sincère de justesse, d’un attachement scrupuleux aux règles du manhaj, ou d’une crainte pieuse de commettre une injustice. Car la voie droite ne réside ni dans le relâchement, ni dans l’excès, mais dans l’établissement de la vérité avec équité, loyauté et équilibre.

 

Ni mollesse, ni excès : l’équilibre salafī

Pour conclure, ce n’est pas la clarté qui est blâmable, ni la rigueur qui est excessive — ce sont les dérives, et en particulier la banalisation de la mollesse, qui ont faussé les repères.

Le tamyīʿ est une déviation qui ne s’annonce pas toujours ouvertement, mais dont les effets sont profonds. Il affaiblit la vérité, trouble les jeunes, et brouille les repères au nom d’une fausse sagesse.

Revenir à l’équilibre salafī, c’est retrouver la rigueur des principes, l’équité dans leur application, et la loyauté envers la vérité, même lorsqu’elle dérange. Car la fermeté n’est pas une faute, et la clarté n’est pas un excès.

C’est ainsi que les Salaf al-Ṣāliḥ ont protégé la religion… et c’est ainsi que nous devons à notre tour la préserver et la transmettre.

Ce n’est pas la fermeté qui trouble l’équilibre, mais l’habitude du relâchement qui fait paraître la vérité trop tranchante.

Et comme l’a si bien résumé Shaykh Muqbil – qu’Allāh lui fasse miséricorde – : « Il n’y a pas d’excès chez les gens de la Sunnah, mais les gens se sont habitués à la mollesse. »(6)

 

Demandant à Allah de nous faire voir  la vérité et de nous accorder de la suivre jusqu’au moment où nous Le rencontrerons alors qu’Il est pleinement satisfait de nous.

Et qu’Il nous accorde, par Sa grâce, la science utile, la sincérité, et qu’Il fasse de nous ceux à propos desquels le Messager d’Allah  a dit « Celui qui montre un bien a la même récompense que celui qui l’a fait. »(7)

 

Écrit par l’humble serviteur cherchant la miséricorde et le pardon de son Seigneur :

ʿĀdil Al-ṢiqilīpastedGraphic.png

1 : Siyar Aʿlām al-Nubalāʾ, v. 9, p. 236

2 : Le terme tamyīʿ (تَميع) vient de la racine māʿa (ماعَ), qui désigne en arabe le fait de se liquéfier, de se dissoudre, de perdre sa consistance, sa force ou sa structure. Voir Lisān al-ʿArab, v. 8, p. 334 ; Tāj al-ʿArūs, v. 22, p. 223

Ce sens est également attesté dans un hadith authentique rapporté par al-Bukhārī (n°: 1877), dans lequel le Prophète dit : « Nul ne complotera contre les gens de Médine sans se dissoudre (yanmāʿ) comme se dissout le sel dans l’eau.» Ce texte confirme que le verbe inmāʿa désigne une perte totale de structure, une disparition progressive.

Sur le plan méthodologique, les savants ont repris le mot tamyīʿ pour désigner une attitude de mollesse intellectuelle et doctrinale : refus de la distinction entre vérité et égarement, entre gens de la Sunna et gens de l’innovation, sous prétexte de sagesse ou d’unité. Ce terme n’est donc ni une invention moderne, ni un emprunt à Sayyid Quṭb comme certains le prétendent, mais un mot authentiquement arabe, enraciné à la fois dans la langue, les sources prophétiques et l’usage savant. Voir : Jināyat al-Tamyīʿ ʿalā al-Manhaj al-Salafī, p. 15-16

3 : Cette dérive a été détaillée dans la conférence « Mise en garde contre les déviances ḥadādī affectant certains salafis » : dourous-alsiqili.net/serie-de-conseils-et-devoilement-des-ambiguites ; ainsi que dans l’article : « Mumayyiʿ, Ruwaybiḍah : Le tajrīḥ facile des esprits gagnés par la ḥadādiyyah » : dourous-alsiqili.net/mumayyiʿ-ruwaybiḍah-le-tajriḥ-facile.

4 : Ijmāʿ al-Salaf fī al-Iʿtiqād, p. 96 5 : Al-Manhaj al-tamyīʿī wa-qawāʿiduhu » : https://rabee.net/audio

6 : Ijābat al-sāʾil, p. 364

7 : Muslim (n°: 1944)